La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Notes sur le cycle de Pâques (extraits)(2ème partie)

2 – Le Reposoir ou Sepolcru

Dès le lendemain de l’Ulivu, les membres de la cunfraternita (confrérie),  aidés par de jeunes volontaires, commençaient à préparer à l’église le sepolcru ou reposoir.  De nos jours, le reposoir est disposé dans une chapelle latérale, à droite, près du chœur.  On ferme la chapelle avec des tentures, en laissant une ouverture triangulaire, et c’est tout.  Le rite romain exige que le reposoir ne contienne ni reliques, ni étoffes de deuil, ni tableaux, ni statues de saints, ni vases sacrés, ni scènes de la Passion.  Mais ces prescriptions sont généralement peu suivies et la décoration dépend surtout du goût des constructeurs.  Les tentures blanches s’ornent de rubans, d’images pieuses, de bouquets de verdure ou de fleurs.  J’y ai relevé souvent de pieuses inscriptions ou des symboles variés, réalisés avec des pétales ou des feuilles de pariétaire qui adhèrent facilement au tissu.

Jusqu’en 1923, à Pietra-di-Verde, on plaçait le sepolcru en plein milieu de la nef.  C’était un cube de poutres et de planches, aussi solides et aussi léger que possible, avec un escalier d’accès à l’étage.  La charpente, tendue de blanc à l’intérieur, était habilement dissimulée à l’extérieur par des bouquets de fleurs ou de lierre, et surtout de buis qu’on allait couper dans la vallée du Busso, nom local de la rivère d’Alesani.  Au sommet, quatre montants, disposés en pyramide, surmontée d’une croix et avec lustre central, donnaient à l’édifice élégance et majesté.

A l’étage, assez ouvert pour ne pas masquer l’officiant, était ménagé un autel.  Au rez-de-chaussée, sur des tapis, gisait le grand Christ en croix, u Cristone, entouré d’images des saintes femmes, peintes sur bois et découpées grandeur nature.  Le soir du Vendredi-Saint, l’ensemble, dans sa naïveté, offrait un spectacle assez impressionnant, surtout lorsque, dans la pénombre, s’élevaient des flammes aux couleurs imprévues, et dansantes comme des feux-follets, produites simplement par des récipients d’alcool soigneusement camouflés dans le corps de l’édifice.


3 – Le vacarme cérémoniel

Entre temps, les jeunes se préparent à e chioche, c’est-à-dire au charivari de l’office d’après-midi du mercredi, du jeudi et du vendredi (Chioche de chiuccà, claquer.  L’office est appelé u passiu, Passion).

Un charivari cérémoniel modéré et intermittent est admis par la liturgie, selon un usage très antique, en souvenir, dit-on, des fidèles de Rome réfugiés dans les Catacombes.  Il est déclenché sur signal de l’officiant, et se prolonge à l’extinction de la dernière des quinze chandelles portées par le chandelier triangulaire de bois, placé au milieu du chœur.  Seul le bois était permis pour faire le bruit, à l’exclusion de tout ce qui pourrait rappeler les cloches, par fidélité au rite romain.  La chandelle placée au sommet du triangle est dit “du Miserere”.

En effet, tout jeunes, et accompagnés de nos parents, nous étions autorisés à emporter une baguette de bois avec laquelle nous frappions sur le banc, lorsque le prêtre donnait le signal, et même l’exemple, en tapant de la main sur la couverture de son grand livre relié de cuir.  Mais rarement l’office se déroulait dans une stricte discipline.  Par contre, le vacarme assourdissant aboutissait parfois à l’interruption, sans reprise, de la cérémonie, ou encore à son achèvement à huis clos, après l’expulsion des trublions par les personnes âgées.  Jamais on ne faisait appel aux autorités, garde-champêtre, maire ou gendarme.  Sans doute se souvenait-on de ce fait (rapporté par Van Gennep) que nul, en Corse, ne devait ignorer.  Vers la fin du XIXè siècle, le brigadier de gendarmerie de Fozzano avait payé de sa vie son intervention sur demande du curé.  C’est là un drame bien navrant et unique sans aucun doute.  Il ne s’explique peut-être pas seulement par la conviction que le charivari des Ténèbres constitue un élément même de la cérémonie, empreint d’un caractère religieux, et que, en tant que tel, il ne doit pas être interdit.

Chez nous, cette bruyante agitation n’avait pas pour but de “tuer les juifs”, comme dans les Pyrénées orientales et en Catalogne, mais seulement de rappeler les scènes et prodiges qui ont accompagné le Christ de Pilate au Calvaire.  Coutume naïvement religieuse qui s’apparente à bien d’autres manifestations populaires des siècles passés, et qui ne comporte aucune arrière-pensée sacrilège, ni outrageante.  J’ai gardé le souvenir de ce vieillard très pratiquant, chantre apprécié par surcroît, qui se tenait parmi les jeunes pendant l’office sous prétexte de surveillance, et qui, imperturbable, aux moments interdits, savait user de ses lèvres comme d’un sifflet strident, et nous admonestait comme s’il s’agissait de nous:  Alò!  Basta o zitelli!

La belle nature offrait aux galopins tout ce qu’il fallait pour organiser una rea tremenda, un vacarme épouvantable.  Les jeunes bergers étaient les principaux artisans et fournisseurs de ces instruments bruyants et variés, mais les élèves étaient dignes des maîtres.  Le principal était demandé aux castagni in succhiu, les châtaigniers gorgés de sève, et il y en a toujours eu de précoces.  D’une tige tendre, de vingt à quarante centimètres, étroitement empoignée, on retire l’écorce comme un manchon, sans la briser, par une savante rotation du poignet.  On obtient ainsi:  a petaghiola, l’instrument le plus simple.  Longueur variable et grosseur du petit doigt environ.  A une extrémité, sur quelques centimètres, l’écorce est rognée, de manière à ne laisser que les fibres lisses qui, aplaties, font office de languette vibratoire, a fischiulella, plus longue et de la grosseur du pouce.  Percée de trois trous et à embouchure libre, en biseau, les lèvres de l’exécutant servant d’anche double (fischiulella de fischiu, sifflet.  En réalité la fischiulella est une sorte de galoubet ou flûtet basque qui sonne comme une petite flûte), a cialamella ou cialambella, un peu plus grande, à plusieurs trous, mais à embouchure en arc de cercle écrasé façonné dans du bois de la tige (cialamella de calamus, tuyau de roseau, nom générique de toutes les flûtes.  La cialamella ou chalumeau peut donner des sons très agréables, ce qui dépend ce l’habileté du constructeur), a tromba, peut atteindre un mètre de longueur.  Sur une branche de la grosseur du bras, l’écorce est retirée intacte, après avoir été profondément en taillée en spirale.  De nouveau enroulée sur elle-même en forme de cône allongé, et maintenue par des chevilles de bruyère sèche.  Utilisée comme la conque marine ou colombu, la tromba émet un son puissant et profond comme lui.

Mais là ne s’arrêtait pas l’esprit inventif des enfants.  La tromba et le colombu, qui figurait toujours dans les charivaris bien organisés, étaient renforcés par des “bruiteurs” de même famille, tels que e curnette, obtenues avec des cornes de bœuf ou de chèvre, plus ou moins largement ouvertes à leur pointe.  Les gamins fabriquaient eux-mêmes de petites petaghiole avec n’importe quelle tige creuse fraîche, queues d’oignons, tige de misticciu, céréales diverses pour fourrages verts, dont il suffisait de soulever une languette au voisinage d’un nœud.

Il y avait aussi des sifflets de toute espèce, et on s’ingéniait d’abord à émettre les sons les plus perçants avec les doigts placés entre les lèvres, en crochet ou à angle aigu, à la manière des bergers.  Mais c’est avec des tessons de terre cuite, vestiges abondants d’ustensiles brisés, qu’on obtenait le fischiu di conca (sifflet de terrine), particulièrement efficace.  On travaillait la matière par frottement sur un caillou pour lui donner une forme circulaire de deux à trois centimètres de diamètre sur un centimètre d’épaisseur.  Un petit trou en vrille de part en part, au centre, et ce trou était rejoint par une fente latérale, percée en longueur sur la corde de l’arc.  L’essentiel était de bien choisir le tesson, de le travailler avec minutie par usure et au canif, en l’immergeant fréquemment dans l’eau.  Plus le fischiu di conca était petit, mieux il se dissimulait dans la bouche, et ses qualités ne s’en trouvaient pas affectées si les orifices étaient convenablement pratiqués.

Enfin, nous faisions le meilleur usage des crécelles plus ou moins grandes, ragane et raganette.  Le principe en est très simple.  Un manche droit, garni d’une roue dentée qui fait claquer, par vive rotation, une lamelle flexible de bois sec.  De vieilles bobines de fil et du roseau sec fournissaient une matière abondante pour leur fabrication, en dehors de ce que l’on pouvait trouver dans le commerce.  Quant à la grande crécelle, u raganone, il n’y en avait qu’un seul exemplaire, appartenant à l’église, et qui remplaçait les cloches muettes.

Les cloches se taisent à partir du Mercredi-Saint après-midi.  Les sonneries espacées, chiocchi ou tocchi, qui annoncent d’habitude les cérémonies religieuses, sont remplacées par trois appels du raganone.  Des gosses, sous la responsabilité du sacristain ou d’un enfant de chœur, font claquer l’instrument dans toutes les rues du village, en annonçant successivement le premier, le seconds puis le troisième appel:  U primu!  U secondu! U terzu!  Enfin, comme avec les cloches, le début imminent de la cérémonie est marqué par une brève sonnerie, u chiocchettu, sur la place de l’église, sans parcourir le village une quatrième fois.

Dans la plupart des pievi, c’est au claquoir que ressemble le raganone.  C’est un rectangle épais en bois de chêne, d’environ quarante centimètres sur vingt-cinq.  Une fente pratiquée sur un petit côté permet de l’empoigner.  Sur chacune des faces est disposée une pièce de métal en forme de poignée, renflée en son milieu et mobile à ses extrémités.  Par mouvement de la main, les deux poignées frappent simultanément de part et d’autre, et en sens contraire, sur des têtes de métal fixées dans le bois.  Avec cela, on obtient une sonorité qui porte loin.  Dans la nuit, ce n’est plus la plainte du glas, mais la détresse sans écho plus poignante encore de branches craquant au loin, dans une forêt sans vie.

L’emploi des cloches dans les monastères remonterait au VIIIè siècle, mais il ne s’est répandu que très lentement, et l’on continuait à appeler les fidèles par la voix, les trompettes ou le claquoir.  (rappelons, à ce propos l’expression corse, souvent citée:  È natu quandu l’Ave Maria sonava di cornu, il est né lorsque l’Angelus était sonné avec la conque marine.  Se dit à propos de quelqu’un qui serait né sous une mauvaise étoile).

On peut se demander pourquoi, lorsque au XIIè siècle, l’emploi des cloches est devenu presque général, on persista à ne pas les utiliser entre le Jeudi et le Samedi-Saint.  Sans examiner ici les diverses raisons qui ont été avancées, disons que, peut-être, est-ce simplement pour mieux évoquer la Passion, en recréant une atmosphère d’époque, ce qui d’ailleurs rendrait plus clair le sens des diverses manifestations et notamment le tapage cérémoniel toléré par la liturgie.  L’idée que les cloches “s’envolent à Rome” aujourd’hui très répandue, semble être d’introduction récente en Corse.  Dans notre enfance, on ne nous a jamais parlé de ce voyages, sans doute parce que les cloches étaient trop visibles, dans leur clocher.  A notre question:  “Pourquoi ne peut-on sonner les cloches?”, on nous répondait, et les vieilles gens disent encore:  “E campane sò liate”, les cloches sont attachées, “e campane sò mute”, les cloches sont muettes.  Attachées pour que personne ne puisse les mettre en branle, muettes en signe de deuil universel qui atterre toute la création, et que le glas lui-même ne saurait pleinement exprimer.