La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Notes sur le cycle de Pâques (extraits)(3ème partie)

4 – Le Vendredi-Saint

La nuit du Jeudi-Saint comportait une veillée funèbre avec divers exercices religieux, notamment le sermon du prêtre, et d’interminables cantiques en italien mêlé de dialecte, parfois fort touchants, comme “O croce santa o furtunatu legnu” et le “Perdono mio Dio”, qui se chante encore partout.  Mais la journée la plus chargée était le Vendredi-Saint.  Dès le matin, une procession dirigée par des pénitents blancs en cagoule, et dont certains portaient de longs bâtons dorés, se rendait à la chapelle Saint Pancrace.  La procession montait pendant trois quarts d’heure environ, à travers la châtaigneraie, portant bannières, lampions et cierges allumés.  Un pénitent traînait une croix assez légère en bois noir, un autre portait u Cristone, le grand Christ, lourd crucifix engagé dans un large ceinturon, et c’était là le privilège d’une seule famille.  Faut-il voir dans ce rendez-vous à une chapelle éloignée le souvenir d’un antique culte printanier?  Ou simplement un rappel de la montée au Calvaire?  Un vague panthéisme primitif transparaît dans toutes ces manifestations.

Au retour de sa randonnée champêtre, le cortège s’organisait sur la place de l’église, autour d’un ormeau séculaire, pour effectuer la fameuse ronde processionnaire, communément appelée a granitula.  Il fut un temps où cela se pratiquait dans toute la Corse.  Faire a granitula était, à Pietra-di-Verde, batte a trifuna.  L’exécution précise de a trifuna nous a été rappelée par des vieillards qui l’ont dirigée.  (A trifuna est d’abord un assemblage de trois cordes (trois fils).  Par extension, ce terme a fini par désigner une chose longue à exécuter, ou sans cesse recommencée.)

Disposé sur un seul rang, dans un ordre parfait, le cortège s’avance vers l’ormeau, à la suite du chef de file qui est toujours un membre de la confrérie.  Il décrit un large cercle autour de l’arbre, en sens inverse des aiguilles d’une montre, puis dans sa lente marche circulaire, il se resserre en spirale.  Parvenu à quelques pas de l’arbre, le chef de file marque un temps d’arrêt, puis au lieu de contourner le tronc de près, il inverse le sens de la marche.  Décrivant ainsi un grand S, il s’engage entre les deux files qui suivent.  Dès lors, la procession se trouve disposée sur trois rangs, tre file, d’où le mot trifuna, le rang du milieu progressant en sens contraire des deux autres.  Lentement la spirale se déroule, et c’est sur un rang que le cortège s’étire pour pénétrer dans l’église, dans l’ordre habituel.  La réussite de l’opération dépend uniquement de la discipline des suiveurs qui doivent marcher scrupuleusement dans les pas de l’homme de tête…

La religion romaine primitive, on le sait, a connu les processions rituelles traçant un cercle magique autour de la communauté.  Et beaucoup plus loin dans le passé, les ornements en spirale apparaissent, en Méditerranée, sur les monuments funéraires et dans les lieux de culte.  Comme d’autres symboles hiératiques, la spirale évoque la roue, le disque, images d’un dieu solaire qu’on retrouve dans la Protohistoire, de l’Inde à l’Atlantique.  Ces symboles sont normalement associés à des représentations d’animaux et d’outils qui expriment la vigueur fécondante de la grande mère nourricière et du travail qu’elle exige.  En bref, ces éléments de cultes millénaires étaient trop à l’image de la vie réelle pour que le syncrétisme chrétien ne les absorbât point dans le culte printanier de l’Homme-Dieu mort et ressuscité.  Cet enroulement de la spirale qui se dévide ensuite sur elle-même dans un cycle parfait, fait songer au cycle toujours recommencé des saisons autour de l’arbre symbole de vie, et, par suite, aux diverses réalités tangibles indissociables de tout concept de religion.


5 – L’Alleluia

Rappelons que ces notes concernent la Semaine Sainte, dans la Pieve de Pietra-di-Verde il y a près d’un demi-siècle. 

Le retour de l’Alleluia, le Samedi-Saint, comportait déjà moins d’éléments folkloriques que les scènes de la Passion.

Le matin du samedi, un petit feu est allumé sur la place de l’église.  Il n’est pas destiné à brûler Judas et les juifs, comme dans certaines provinces de l’Est de la France.  La flamme qui, par respect semble-t-il pour un ancien rite hébreu, ne devait jamais être obtenue avec une allumette, est prise à la lampe à huile qui veille perpétuellement dans le chœur de l’église.  Le feu est béni, et l’on y incinère les rameaux ou crucette de l’année précédente, ainsi que les objets pieux hors d’usage appartenant à l’Eglise ou aux particuliers.  Le renouvellement du feu sacré s’accompagne de la fabrication de l’eau sacrée.  Une eau pure, puisée par seaux à la source voisine, renouvelle, selon le rite romain, l’eau bénite qui ira aux fonts baptismaux, aux bénitiers et dans les flacons que les fidèles pourront emporter chez eux.  La messe du Samedi-Saint est toujours solennelle.  Vers dix heures, les cloches retrouvent leurs voix pour chanter la Résurrection.  En signe de joie, les coups de feu éclatent dans les rues ou aux fenêtres.  Cette coutume existe encore de nos jours, dans les villages et dans les villes.  L’après-midi est employé à la bénédiction des maisons qui s’accompagne d’une quête rituelle.  Les ménagères ont procédé au grand nettoyage pascal, et les intérieurs se parent de toutes les modestes richesses qu’ils peuvent contenir.  Suivi de deux enfants de chœur, les autres restant sur place, le prêtre pénètre dans les pièces principales qu’il bénit.  En retour, il reçoit principalement des pièces de monnaie qui sont jetées dans le bénitier et des œufs qui remplissent les paniers.

Après le long carême et ses abstinences, Pâques est la festa curpurale par excellence, et par là nos villages entendent, non pas la fête des corps de métiers, mais celle où il est permis de faire bonne chère.  Qui ne s’est pas senti pénétré par l’haleine des fours à pain, un samedi de Pâques dans nos villages de Corse, ne peut pas se faire une idée suffisante de l’intime communion de l’homme avec la terre ancestrale qu’il féconde à grand peine.  Les nombreux fours des villages se rallument, non seulement pour la cuisson du pain hebdomadaire, mais pour dorer les mostadi, micchette, campanili, falculelle, coguli, migliacci, torte, pastizzi, etc. mets succulents où la farine, les œufs, le lait, le moût, le fromage frais, le sucre, les herbes choisies livrent leurs plus délicates saveurs.

L’abondance des œufs, des laitages, des chevreaux permet aux familles de faire meilleure chère, et chaque ménagère sait préparer les pâtes fraîches pour les tagliarini ou les lasagne.  Les châtaignes qui ont été précieuses durant le carême, passent hors de saison.  Mais on ne peut négliger de rappeler que, plus qu’en toute autre occasion, le Vendredi-Saint elles ont été à l’honneur.  Elles seules, les castagne cotte, châtaignes cuites avec un peu de sel dans un bouillon de fenouil, sans aucune adjonction de matières grasses, ont été admises au petit déjeuner, et les vieux s’en contentaient souvent pour la journée, avec l’obligatoire baccalà jauni dans les boutiques.  Qui n’aimait pas les châtaignes devaient en manger au moins quelques unes per a devozione, pour la dévotion.  Ce fait est peut-être à ranger dans ce que les folkloristes appellent les rites de multiplication ou de protection.  La châtaigne est, comme l’omelette dans la plupart des provinces de France, un mets pascal cérémoniel dont l’usage se rapporte sans doute à d’anciens rites magiques.  Notons aussi que la liesse générale du dimanche de Pâques conserve, le lendemain, un ton plus apaisé de réjouissances collectives d’un caractère plus nettement social.  Déjà les gens se préparent au travail après une interruption partielle depuis le Mercredi-Saint, et totale depuis le Vendredi.  Quelquefois, les adolescents pratiquent une collecte de victuailles pour la merendella, la dînette, renouvelant ainsi la Ciriola de la Chandeleur. 

Le lundi, les enfants se groupent selon la parenté ou leurs affinités personnelles et s’en vont les paniers garnis de victuailles faire provision d’air pur, de fleurs et de souvenirs dans une joyeuse merendella.

Pour finir, il convient de signaler une croyance curieuse qu’il serait intéressant de rechercher dans d’autres pievi de Corse.  Elle existait encore il n’y a pas si longtemps en Alsace, dans le Poitou, en Irlande et dans les pays slaves.  Elle a été relevée, à Pietra-di-Verde par M. Marc-Xavier Giorgi, alerte et lucide vieillard qui vient d’atteindre la 90è année.  Lorsqu’il avait une douzaine d’années, son père, qu’il accompagnait aux champs, le fit assister, un jour de la Semaine Sainte, à la danse du Soleil du haut de la colline de l’Erbarellu, qui forme belvédère au-dessus du village.  A ce moment de l’année, le soleil se lève sur l’horizon marin, non loin de l’île de Monte Cristo.  Avant de monter droit dans le ciel, le globe rutilant semble se rouler par brèves secousses, sur la mer, comme s’il s’ébrouait en jetant de courtes flammes.  Effectivement, l’échauffement des couches d’air, le déplacement de flocons nuageux dans le lointain, la relative fixité du regard en créant une illusion d’optique peuvent faire croire à un enfant (et même à son père) à la réalité du phénomène.  Or on connaît de mieux en mieux l’importance des cycles solaires et lunaires dans la pensée et les activités des hommes, depuis la Préhistoire.  Symbole de force fécondante, le soleil,qui domine tout, est le regard des dieux, et son renouvellement, à l’équinoxe du printemps, a toujours vivement frappé les esprits.  C’est, semble-t-il, une très ancienne croyance, un mythe millénaire que l’on perçoit ici, comme dans la granitula.  Cette danse du soleil, célébrant ses noces avec la Terre, suffirait à elle seule à signifier pour tous les êtres la renaissance de la nature et le triomphe de la vie.