La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Le temps d'un récital

Le 7 août dernier (2009) un récital de chants corses a été donné dans l'église par une chanteuse à la voix bien timbrée qui a été beaucoup applaudie tout au long de la soirée.  Près d'une centaine de personnes occupait les travées.

Le temps d'un récital, j'ai laissé mon esprit vagabonder dans les années passées, aussi loin que je puisse me souvenir, lorsque Pietra comptait plusieurs centaines d'habitants et que l'église et sa grande place connaissaient l'affluence, plusieurs fois dans l'année, pour les fêtes religieuses. 

Je revoyais la Saint Joseph, le 19 mars, au sortir de l'hiver, sous un soleil encore un peu timide qui annonçait les récoltes à venir et les belles journées du printemps.  Au cours de l'après-midi, se déroulait la première procession de l'année nouvelle d'un bout à l'autre du village.

Je revoyais la préparation et le déroulement de la Semaine Sainte:  Les via crucis, le dimanche des Rameaux, qui, après la grand'messe, occupaient tant les jeunes à fabriquer les "campanili" avec les palmes des "crocette" distribuées par le prêtre.  Les "chiocche", nom que chez nous on donnait couramment à l'office des ténèbres, qu'on ne célébrait plus jusqu'à l'arrivée du curé Luciani en 1941:  Les jeunes mais aussi bien des adultes lui substituaient, sur la place de l'église, un furieux vacarme qui durait plusieurs heures, au grand dam du curé qui confessait tous ceux et celles qui s'apprêtaient à faire leurs Pâques.  Le Vendredi Saint, qui voyait affluer tant de femmes qui ne venaient que très rarement à l'église.  Elles s'agenouillaient et priaient devant le saint sépulcre, alors dressé dans la chapelle de Saint Augustin, après l'avoir été au milieu de la nef jusque dans les années vingt du siècle passé.  Elles étaient accueillies par les jeunes filles qui avaient participé à l'organisation des cérémonies et qui reprenaient, année après année, les mêmes chants de circonstances, dont le fameux "Au sang qu'un". (C'est ainsi que l'on appelait, par les premiers mots de son premier vers, un poème chanté "Au sang qu'un Dieu va répandre, Ah! Mêlez du moins vos pleurs/ Chrétiens qui venez entendre le récits de ses douleurs…").  Le Samedi Saint, que le curé consacrait à la bénédiction des maisons du village, suivi d'un groupe très fourni d'enfants de chœur petits et grands, ne se privant pas de mêler leurs espiègleries aux solennités de la journée.  Enfin le dimanche de Pâques, la grand'messe de la résurrection, qui réjouissait les esprits et les grands repas de famille qui, eux, réjouissaient les corps et que les enfants poursuivaient le lendemain par les "merendelle".

Je revoyais le mois de Marie, "le mois le plus beau" comme le rappelait le cantique repris chaque soir à l'heure de la "bénédiction" par les jeunes filles.  C'était, bien entendu, le mois de mai.  Les fêtes se succédaient peut-on dire sans interruption, la saint Pancrace avec messe et procession à la chapelle qui domine le village, l'Ascension, la Pentecôte et la Fête Dieu.  De toutes ces fêtes, la Fête Dieu, "Corpu di Cristu" pour le dire en corse, était celle qui avait le plus d'éclat:  c'est que le Saint Sacrement porté par le prêtre, en grands habits sacerdotaux et sous le baldaquin porté par six "camisgiati" ou confrères, traversait tout le village au cours d'une grandiose procession.  Des fillettes, vêtues de blancs, portant une corbeille remplie de pétales de roses tenue par un ruban, marchaient, deux par deux devant le baldaquin, sous la houlette d'une jeune fille munie d'une clochette.  Chaque fois que la clochette tintait, les deux fillettes qui marchaient en tête, sortaient du rang, revenaient sur leurs pas, faisaient une génuflexion et jetaient quelques pétales devant le prêtre et le Saint Sacrement.  Trois reposoirs, appelés "cappelle", dressés et ornés par des paroissiennes étaient disposés chacun dans un des trois hameaux.  La procession s'y arrêtait, le prêtre y déposait le Saint Sacrement et, au milieu des chants, y procédait à une bénédiction.  Ainsi s'écoulait la grande procession de la Fête Dieu, non sans donner lieu à l'intervention des garçons.  La plupart d'entre eux, exception faite des enfants de chœur les plus assidus, participaient à leur manière à la fête des fleurs.  Ils jetaient, à pleines mains et avec peu de grâce, de gros boutons d'or sur les vieux qui venaient, tête nue, derrière le baldaquin.  Cette façon intempestive et irrévérencieuse était, ce jour-là, tolérée.  Jésus n'a-t-il pas dit: "Laissez les enfants venir à moi"?

Avec l'arrivée du curé Luciani d'autres pratiques religieuses ont connu un renouveau.  Il en fut ainsi des "Rogations".  Les lundi, mardi et mercredi précédents le jeudi de l'Ascension, des processions quittaient le village au petit matin composée presqu'exclusivement du curé, des enfants de chœur et de quelques personnes âgées et se rendaient vers d'anciens oratoires abandonnés en implorant Dieu pour qu'il accorde de bonnes récoltes et délivre les hommes des maux de la terre.  Et les "Te rogamus" et les "Libera nos" montaient à travers champs.

Mai n'était pas fini que débutait la treizaine (et non pas la neuvaine valable pour les autre saints) de Saint-Antoine, fêté le 13 juin.  Chaque jour, vers le soir, à l'heure de la bénédiction, résonnait le "Si quaeris miracula…" en l'honneur du grand saint de Padoue, dans une église particulièrement pleine de fidèles.  Le culte de Saint Antoine dépassait tous les autres, si ce n'est ceux de la Vierge, le 15 août, et de Saint Augustin, saint patron du village, le 28 août.

Les fêtes du mois d'août étaient pour ainsi dire rehaussées par le retour de nombreux Piétrolais partis sur le continent ou aux colonies et qui revenaient passer leurs congés dans leur village.  Les tuniques blanches des "coloniaux", les canotiers, les képis de la "coloniale", les casquettes des marins et les pompons rouges des matelots, les robes colorées des épouses et des enfants tranchaient avec les habits noirs de la plupart des Piétrolaises de l'époque et des lourds velours des hommes.  Mais les jeunes villageois et surtout les jeunes villageoises commençaient, eux aussi, à sacrifier à "la mode".  De religieuse, la Saint Augustin devenait aussi populaire, par la venue d'un marchand d'objets quelque peu de luxe et de jeux d'enfants, qui donnaient lieu à des loteries, celle d'un fabriquant de pipes d'Orezza et, plus tard, par le bal donné la veille et le soir de la fête.

Le curé de cette époque était le curé Mannoni.  Les messes chantées du dimanche le comblaient.  Il aimait monter en chaire et s'adresser aux fidèles, commentant tel passage de l'Evangile du jour.  Son grand sermon, il le prononçait chaque année le 28 août en référence au grand Saint Augustin, à la théologie duquel il adhérait pleinement.

Le curé Mannoni aimait le faste.  Il invitait assez souvent les prêtres des paroisses d'alentour pour des messes concélébrées que chez nous on appelle "e messe parate".  Ces jours-là l'église était comble.  Le cérémonial était magnifique.  Les prêtres concélébraient vraiment, l'un lisant ou chantant l'épître, l'autre l'évangile.  Ils étaient parfois cinq autour du principal célébrant, le curé Mannoni, qui se réservait le sermon particulièrement "soigné", et trônait littéralement.  Il prenait place sur un fauteuil surélevé à droite de l'autel pendant que les jeunes filles chantaient le Gloria ou le Credo ou que les hommes entonnaient le Kirie ou le Sanctus dans les conditions de la paghjella avec une seconda, une terza et un bassu.  Les chants, le sermon et les innombrables chandelles, plus tard supplantées par les ampoules électriques mettaient tout le monde en joie.  Tous quittaient l'église enthousiamés.

Venaient enfin les fêtes de l'automne et celles de la Noël.  La Toussaint d'abord, toute entière consacrée au culte des morts qui ranimait beaucoup tristesse.  Puis, le 13 décembre, la procession de Sainte Lucie; elle apportait un peu de clarté dans la suite des jours sombres de décembre.  Puis la Noël et ses chants de gloire.  Déjà, en ce temps-là, on ne chantait plus le "Tu scendi dalle stelle" que les anciens évoquaient avec tendresse, mais que, pour la plupart, ils ne connaissaient plus.

D'autres cérémonies se déroulaient dans l'église, qui n'avaient pas le caractère de fête.  Le prêtre revêtait alors les habits noirs de la messe de requiem et de l'absoute et, autour du catafalque en bois noir, aux trois rangées de chandelles grésillantes, montaient les chants funèbres du "Dies irae" au "libera me Domine de morte aeterna", dont la dureté était atténuée par le "In Paradiso deducant te angeli" et par les paroles du psaume, "Si iniquitates observareris, Domine, Domine qui sustinebit…", empreintes de sagesse humaine.

Ainsi se termine ce vagabondage.  Sachons gré au beau récital de chants corses du 7 août dans l'église de Pietra de l'avoir suscité.


Piétrolais de jadis

Ils étaient "I Paisolacci", "I Muchjulani" (et parmi eux "I Matracrudacci"), "I Muntichjesi"…  Ils étaient les Piétrolais d'il y a quatre-vingts ans et plus, "I Perdullacci", comme les anciens les appellent encore.  À l'époque, les trois hameaux avaient leur originalité, une âme peut-être.

Plus que ne l'avait fait les chemins, "i chjassi", qui, depuis toujours, convergeaient vers l'église, la "Traverse", ouverte depuis environ cent dix ans, les a rapprochés.  Le dimanche après la messe, les fidèles, surtout les hommes et les jeunes, garçons et filles, n'empruntaient plus les anciens chjassi pour rejoindre leurs demeures.  Ils remontaient vers le Muntichju, par la nouvelle route carrossable, en un cortège désordonné qui se défaisait à mesure que ceux qui le constituaient parvenaient chez eux.  Les cafés et les épiceries du Muntichju attiraient désormais, jour après jour, hommes et femmes de tout le village.  Mais la singularité des hameaux, celle des quartiers restait forte.  N'entendait-on pas dire couramment que le voisinage, "u vicinatu", comptait parfois plus que la parenté, "u parentatu"?  D'une maison à l'autre, l'entraide n'avait rien d'occasionnel, elle faisait partie du quotidien.  Pour l'essentiel, la vie s'organisait dans le hameau, entre voisins, et les mots "Paisolacci", "Muchjulani", "Muntichjesi" gardaient ainsi tout leur sens.

C'était "A Petra" du début du 20è siècle, qui se prolongea jusqu'aux années qui suivirent la Grande Guerre.  Certes, tout avait commencé à changer, mais on y vivait encore au rythme des saisons, à la lumière du jour, des lampes à huile et à pétrole, organisant des veillées entre voisins pendant les longues soirées d'hiver et en prenant le frais devant sa porte lorsque revenaient les beaux jours.  Enfants et adolescents, nous entendions cependant de vieilles personnes, nos grands-mères, regretter "a fratellanza" de jadis, mot qu'on peut traduire par fraternité ou, mieux, par convivialité; une convivialité faite de proximité et d'entraide.  "A fratelllanza" était prioritairement l'affaire des femmes et se manifestait en de multiples occasions, notamment lorsque la maladie ou le deuil frappait une famille.  Dans de telles circonstances, les voisines prenaient même leur part des tâches ménagères que les affligées ne pouvaient accomplir; en particulier, elles préparaient le rituel repas du soir précédant les obsèques composé autour du traditionnel bouillon de poule, "u brodu di ghjallina".  "A fratellanza":  une sorte de mutualisation des joies et des peines qui animaient les gens.

Plus près de nous, dans la deuxième décennie de l'entre-deux-guerres, apparurent des "nouveautés":  l'électricité, la TSF, le réchaud à gaz, plus timidement le téléphone, l'été quelques automobiles, un nouveau mode de vie, d'autres rapports entre les gens, les premiers signes de l'individualisme.  De nombreux "Paisolacci", "Muchjulani",  "Muntichjesi" étaient partis sous d'autres cieux vivre une autre vie.  Nombre d'entre eux revenaient passer leurs congés dans leur village s'efforçant de retrouver un peu de ce qu'ils avaient connu dans leur enfance et qui demeurait sans doute encore vivace en eux.  Puis, après la longue coupure de la deuxième guerre, revinrent les enfants de ceux qui étaient partis.  Avec la meilleure volonté, ils ne pouvaient retrouver ce qu'il n'avaient pas connu.  Alors, par la force des choses, apparurent les "Petrulacci", les Piétrolais que nous sommes devenus.

Foin de la nostalgie!  Quoiqu'on veuille il ne peut pas en être autrement:  chez nous et ailleurs, les choses changent.  Elles s'éloignent des coutumes et des solidarités passées, tout en apportant des contre-parties avantageuses pour le plus grand nombre.  Mais nul ne peut nous empêcher de regretter qu'elles changent si vite et qu'elles maltraitent "a fratellanza", si chère à nos grands-mères.


Matins piétrolais

Avant la guerre de 39-45, Pietra comptait encore plus de six cents habitants qui s'adonnaient aux travaux des champs et à l'élevage.  Ils vivaient selon le rythme des saisons et bon nombre d'entre eux se levaient tôt, c'est-à-dire, hiver comme été, avant le lever du soleil.  On pourrait en conclure que, d'un bout à l'autre de l'année, leurs matins se ressemblaient et on aurait bien tort.

Certes, les bruits du matin étaient souvent les mêmes:  du chant du coq qui se répétait d'un bout à l'autre du village, car chaque famille ou presque avait un poulailler bien fourni, à l'aboiement des chiens et au braiment des ânes tout aussi nombreux; du cor du berger communal ("u pastore cummunale"), qui rassemblait les chèvres domestiques et les menait paître chaque jour, aux diverses clochettes ("tintenne" et "sonagliere") que les muletiers attachaient au licou de leurs mules; du tintement de la cloche appelant à la messe basse ("a messuccia") que le curé disait de bonne heure en semaine, à la trombe de la voiture du service qui assurait le transport vers Alistro ou vers Bastia.

D'autres bruits du matin avaient un caractère saisonnier ou exceptionnel:  entre le13 décembre et le 17 janvier, chaque matin, les cris désespérés des cochons qu'on saignait en vue de l'abondante charcuterie qui constituait en grande partie l'ordinaire des familles; le chant joyeux d'un jeune amoureux allant charger son âne de bois ou de fagots et passant sous les fenêtres d'une belle convoitée; les cantiques latins du temps des Rogations entonnés par le curé et quelques fidèles qui allaient bénir potagers et vergers; les voix de quelques lève-tôt plus ou moins désoeuvrés qui, n'ayant cure de réveiller le voisinage, s'interpellaient bruyamment et, dès le petit jour, entamaient de longues et inutiles conversations.

Bref, les bruits du matin étaient nombreux, variés, communs.  Personne ne s'en plaignait; chacun s'en accommodait:  ils étaient la manifestation, la preuve du village qui vivait.

D'une saison et d'une activité à l'autre, voici quelques matins Piétrolais d'une époque pas si lointaine.

Au sortir de l'hiver, au fur et à mesure que les jours rallongeaient, les matins étaient de plus en plus animés.  Les agriculteurs profitaient de la fraîcheur des premières heures pour mener à bien les travaux des champs, du bêchage des potagers à l'ensemencement, aux plantations et à la fenaison.

Avec la fin du printemps et l'arrivée de l'été, au cours des longues matinées ensoleillées, l'irrigation et les récoltes occupaient hommes et femmes à des travaux moins rudes mais tout aussi absorbants.  Mais aussi, pour les hommes, tous les travaux nécessaires pour se procurer bois de chauffage et bois destiné à la cuisson des aliments tant que survivra le "focone".

À la fin de l'été et au tout début de l'automne, une fois les vendanges faites, les hommes s'attelaient au débrousaillement de la châtaigneraie, en vue de la prochaine cueillette des châtaignes à laquelle toutes les personnes valides participaient.

Rudes matins de l'automne qui débutaient avant que "se fasse l'aube", selon l'expression couramment employée!  Si l'aube se faisait c'était comme le signe d'une journée sans pluie.  On pouvait alors partir pour de longues heures de cueillette, sous les châtaigniers dans le froid et la brume.  Le soir, à la nuit tombante, les hommes achevaient leur tâche journalière en montant sur leur dos les sacs de châtaignes jusqu'au séchoir aménagé au grenier, au-dessus de la salle au beau mileu de laquelle se trouvait le "focone", tandis que des bols d'eau chaude étaient disposés sur la table familiale:  cueilleurs et cueilleuses y plongeaient leurs doigts gourds, pour les rammollir afin d'en extraire, à l'aide d'une épingle, chacun leur lot de piquants de bogues accumulés au long de la journée  et qui ajoutaient à la fatigue la souffrance.

L'hiver, ce sont d'abord les cochons et la charcuterie qui absorbent l'essentiel de l'activité.  Beaucoup d'hommes sont aptes à saigner et traiter le cochon en lards, lonzi, coppe, prisutti, bolagne, panzette, et en viande destinée aux figatelli et aux saucissons.  On confectionnent le fromage de tête, les sanguinelli et "u ventre" qui doit cuire des heures et des heures à feu doux pour qu'il n'éclate pas à la cuisson sous la surveillance méticuleuse de la cuisinière.  Puis il fallait piocher les vignes, les tailler, répandre soufre et bouillie bordelaise en vue de la prochaine récolte assurant ainsi la provision en vin et eau-de-vie.

Après les dernières gelées, vers la mi-février voire plus tard, on recommencera à préparer le terrain dans les potagers.  Et les matins connaîtront à nouveau une vive animation, côté agriculteurs.

Qu'en est-il, par ailleurs des matins des éleveurs?  Ils sont loin d'avoir la meilleure part.  Pour eux, par tous les temps, aucun répit:  le soin des bêtes ne le permet pas, surtout pour les bergers qui doivent traire tous les jours, matin et soir.  On raconte qu'à un berger, cité devant lui, qui décrivait sa difficile vie en insistant sur les rigueurs de l'hiver, le président du tribunal de Corte, mi-sérieux mi-désinvolte, aurait répliqué:  "Bien!  S'il n'y avait pas l'hiver, je serais berger moi aussi".  Mais un bon mot suffirait-il à déprécier "a vita di i pastori"?

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