La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Des mots d'autrefois

Il y a encore - et c'est heureux - des gens de chez nous qui parlent la langue corse.  Cependant de notre langage courant d'aujourd'hui ont disparu beaucoup de mots d'hier et d'avant hier.  En faisant un effort de mémoire nous les retrouvons, mais ils ne font plus partie de notre quotidien parce qu'ils n'ont plus de raison d'être.

Qui parle encore de "u circulu" ou de "u furestu", de "a ruspaghiola" ou de "a palmula", de "u cernigliu", "u boccognulu", "a pastoghia", et de tant d'autres mots qui, pour le dire de manière prosaïque, ne nous servent plus?

U circulu, c'est la partie de territoire de la commune plantée de châtaigniers.  Il n'était pas borné, mais chacun connaissait sa ou ses parcelles et tous savaient que tous les troupeaux devaient le laisser libre pendant la période de récolte des châtaignes.  Le maire du village prenait en temps voulu un arrêté dans ce sens que l'on appelait "u furestu".  Voila deux mots qui sont apparus avec la plantation et l'exploitation de la châtaigneraie, qui ont eu tout leur sens du 17è au 20è siècle et qui l'ont perdu depuis de longues années.  Ils ont succédé à d'autres mots en vigueur au temps des communautés pastorales, lorsque un "usage immémorial reconnaissait (aux bergers) le droit de pacage sur tout terrain non clôturé" (cf le chapitre "la paix génoise 1569-1729" dans "Histoire de la Corse" sous la direction de Paul Arrighi).  De tels mots ont marqué un changement profond dans les relations sociales, une nouvelle conception du droit de propriété, des règles nouvelles, des affrontements parfois, souvent des compromis, une nouvelle manière de vivre ensemble.

A ruspaghiola, était une sorte de fourche à trois dents, en bois et à manche court, utilisée par des gens courbés vers le sol, qui servait à rechercher les châtaignes sous les feuilles mortes et les bogues et, parfois sous les broussailles.  Chaque ramasseur avait la sienne qu'il gardait d'une année sur l'autre et souvent pendant des années.  Le ratissage systématique avec a ruspaghiola montre à quel point les opérations de ramassage du précieux produit étaient conduites avec rigueur, voire méticulosité, sur des terrains pentus, au cours des courtes journées humides de l'automne.

A palmula, autre fourche à trois dents, en bois et à long manche que l'on utilisait lors de la fenaison et, dans l'aire, lorsqu'on battait le blé pour séparer la paille du grain.  On profitait de la brise marine qui, le travail de battage accompli, emportait  sur la lisière de l'aire la paille jetée en l'air à l'aide de a palmula.  C'était un des outils de la belle saison pendant laquelle certains travaux, tel le battage, a tribbiera, se déroulaient dans une ambiance de fête et donnaient lieu à des chants amples et doux rythmés par le pas lent et majestueux des bœufs qui trainaient au bout d'une lourde chaine une grosse pièrre ronde roulée sur les gerbes et les épis, qu'on appelait u tribbiu.

U cernigliu, grand tamis à gros fils croisés servant, en particulier, à séparer les châtaignes sèches, destinées à être moulues pour faire de la farine, des résidus de la coque et de la pellicule rougeâtre qui les entourent et qui ont été préalablement réduites en poudre.

U boccognulu, sorte de petit baillon, assujeti par une cordelette, que l'on place dans la gueule du chevreau pour l'empêcher de têter et, ainsi, le sevrer.  Les bergers confectionnaient eux-mêmes ces baillons, taillés dans du bois odoriférant de bruyère ou d'arbousier.

A pastoghia, servait à entraver les ânes.  Elle était faite dans de grosses ronces dépouillées de leurs épines et trempées dans l'eau jusqu'à les rendre plus flexibles.  On obtenait ainsi une entrave qui ne coûtait qu'une certaine habileté manuelle, était solide, ne blessait pas la bête et la maintenait soit dans un champ, soit non loin de la demeure du propriétaire.

Ce ne sont que quelques uns des mots courants de nos grands pères, utiles à leur vie de cultivateurs ou de bergers.  Ils ont eu une longue et laborieuse histoire qui se compte par siècles.  Ils avaient alors de la substance; de nos jours, ils ne disent plus rien à la plupart d'entre nous.  Leur disparition en dit long sur les changements qui ont eu lieu chez nous depuis plus d'un demi siècle et notamment ces dernières années  Ils peuvent encore, à la rigueur, par leurs sons insolites, charmer un instant nos oreilles.  Pour quelques uns d'entre nous, qui avons vécu la fin de cette époque, ils ravivent encore bien des souvenirs enfouis.  À distance, ils sont peut-être plus beaux que nature.

Et ce n'est déjà pas si mal.


San Pancraziu, une histoire de mille ans et plus

La chapelle romane de San Pancraziu a plus de mille ans!  Elle était, avec Sante Marine et San Nicolo, l’un des oratoires érigés dans les environs de l’abbadìa di u Cavu d’Aléria, bâtie au pied de Mont’Altu.  Ainsi que l’a précisé à deux reprises dans le bulletin “U Perdulacciu” Mme Moracchini-Mazel, tous ces édifices religieux étaient antérieurs à l’an Mil.  Tous ont disparu au fil des siècles, sauf la chapelle de San Pancraziu, dont Ange Massei et ceux qui l’ont aidé viennent de restaurer superbement les vieux murs.

Outre qu’elle prolongera encore la longue vie de la chapelle, cette belle restauration permet de réfléchir sur son passé millénaire et de tenter de comprendre comment il est possible de la voir, seule, encore debout de nos jours.

L’abbadìa et les oratoires ont été l’oeuvre des bénédictins, dont la maison-mère, l’abbaye de San Mamilianu, se situait sur l’île de Monte Cristu.  Adeptes de la règle de Saint Benoit qui proclame que “l’oisiveté est l’ennemie de l’âme”, les moines de diverses abbayes construites en Corse ont contribué à la mise en valeur de fertiles bassins de l’intérieur.  Ce fut le cas pour l’abbadìa du Cavu.  Dès le début, elle a reçu d’importantes donations, notamment de la part de Simon, comte de Corse, qui, dans son testament, demanda à y être inhumé.  Elle est devenue florissante et elle a connu, pendant des siècles, une grande notoriété.

Mais de cette époque datent aussi les incessantes incursions sarrasines qui ravageaient les régions côtières et auxquelles il ne sera mis fin, par les efforts conjugués de Pise et de Gènes, qu’au début du 11è siècle.  Il en résultait forcément des relations rendues difficiles entre les bénédictins de Monte-Cristu et leurs abbayes de Corse et une vie tourmentée pour les populations.

À partir du 13è siècle les activités bénédictines régressèrent partout, en France comme en Italie et en Corse.  Dans son Histoire de l’église de Corse, le chanoine Casanova indique que l’abbadìa du Cavu avait encore un recteur au 14è siècle, ce qui laisse supposer que c’est au cours de ce siècle qu’elle a été abandonnée.

Simultanément, toutes sortes d’hérésies progressaient, dont celle des “Giovannali”, lesquels, d’après le chanoine Casanova, auraient été exterminées dans les parages de l’Abbadìa, au col du Portello.  En réaction, se constituaient, en Corse comme en Italie, de nouvelles communautés religieuses, en particulier celles issues de l’oeuvre de Saint François d’Assise, avec des orientations différentes de celles des bénédictins.  Ces derniers, dont l’ordre fut créé au cours du haut moyen-âge, privilégiaient la prière et le travail autour de riches et puissants monastères ruraux.  Apparus au 13è siècle, en même temps que l’essor des villes, les franciscains faisaient voeux de pauvreté et se consacraient à la prédication.  Parallèlement, en Corse l’église subissait alors de graves manquements de la part de ses clercs, ce qui entamait gravement son influence (cf. notamment à ce sujet Corsica Christiana, ouvrage paru à l’occasion de l’exposition qui a eu lieu du 29 juin au 30 décembre 2001 au Musée de la Corse à Corte).

Avec les franciscains et les nombreux couvents qu’ils bâtirent à partir du 14è siècle, on peut, sans exagérer, parler d’une véritable ré-évangélisation de régions entières de notre île.  Cependant, les franciscains ont délaissé les vieux édifices bénédictins lesquels pour la plupart ont disparu.  De surcroit, chez nous, l’Abbadìa a été emportée par un énorme glissement de terrain.  Elle-même et les oratoires d’alentour se sont effondrés au bénéfice de quelques rares vestiges.

Dans le domaine religieux, il faudra attendre le 16è siècle et la vigoureuse action de l’évêque d’Aleria, Monseigneur Alexandre Sauli (1534-1592/93) pour que l’Église et ses clercs retrouvent pleinement leur rôle et les populations, leur ferveur.

Par ailleurs, Pietra n’était encore, à cette époque, qu’un embryon de village:  seuls existaient le hameau que nous appelons de nos jours “U Paisolu” et qu’alors on appelait “A Petra”, et le hameau du “Muntichju” formé par les maisons du “Casone”.  Comme dans toute notre région, la population était pauvre, les échanges commerciaux, pratiquement inexistants.  Les terres d’alentour étaient vouées prioritairement à la vaine pâture et à l’élevage.  Dans le domaine économique et social, c’est également au 16è siècle que l’on assiste à un certain essor qui se poursuivra et s’amplifiera par la suite (cf. Fernand Ettori “La paix génoise”, Histoire de la Corse, sous la direction de Paul Arrighi).

Comment comprendre dans ces conditions que la chapelle de San Pancraziu ait pu résister à un abandon de plusieurs siècles?  Ici entrent en jeu les réflexions que la récente restauration a permises et les suppositions qu’elles autorisent.

Aux circonstances qui tiennent à l’histoire s’ajoutent celles qui relèvent du climat.  L’abside de la chapelle est orientée au soleil levant.  La porte d’entrée se situe sur la façade opposée, à l’Ouest d’où viennent presqu’exclusivement, dans notre région, les pluies et les vents.  Or, au cours des récents travaux de restauration, Ange, qui les a brossées et traitées une à une, a pu constater que les pierres les plus atteintes étaient celles de l’abside et non pas celles de la façade ouest!  Les crevasses et les fissures étaient plus nombreuses et plus profondes sur les murs de l’abside que sur ceux de la façade ouest.

Enfin, une date, gravée deux fois sur les murs, des deux côtés de la porte d’entrée, incite à s’interroger:  “1643”!  Dans sa “note sur l’abbaye du Cavo d’Aleria” parue dans “Études corses” en 1954, Simon-Jean Vinciguerra émet l’idée qu’il s’agit de la date à laquelle la chapelle a été édifiée.  Toutefois, dans le même article, il remarque que “même en Corse on ne bâtissait plus d’églises de ce modèle au 17è siècle”.  Mais alors que signifie cette date?  Elle n’est pas là par hasard, d’autant plus que constatation a pu être faite que les pierres de taille de la façade ouest sont “de même nature et de même facture” que celles de l’abbaye, écroulée depuis deux ou trois siècles, et que ces pierres proviennent bien de l’Abbadìa (cf Simon-Jean Vinciguerra, ouvrage précité).  On peut aussi noter que les pierres de l’abside et du mur sud-est ne sont pas de même forme, ni de même taille, voire de même couleur que celles de la façade ouest.  Les photos publiées dans le bulletin “U Perdulacciu”, prises avant et après la récente restauration des murs, viennent à l’appui de ces constatations.

Une supposition semble s’imposer:  Comme l’Abbadìa et les autres oratoires bénédictins, la chapelle de San Pancraziu s’était, elle aussi, écroulée en partie du côté de l’ouest.  Avec les pierres des ruines de l’Abbadìa, que “de pieuses femmes, précise le souvenir populaire, transportèrent une à une sur leurs têtes” (cf Simon-Jean Vinciguerra ouvrage précité), les murs de la chapelle ont été relevés en 1643, en plein 17è siècle.  Comme l’ont été, à la même époque, ceux d’une autre chapelle pré-romane sur la commune de Talasani.

C’est le renouveau catholique, à la suite de la reprise en main de l’église et du clergé par l’évêque d’Aleria, qui a revivifié la ferveur des populations et a permis la reconstruction des murs ouest de la chapelle.  Ainsi s’est poursuivie sa longue vie. 

Nul doute que l’ont également favorisée les bienfaits de la mise en valeur agricole de l’île, voulue, et en partie imposée, par Gènes au milieu du 17è siècle.  Connue sous le nom de “la Coltivatione” (cf. le livre de Antoine Laurent Serpentini), cette mise en valeur agricole a couvert de châtaigniers toute notre région et lui a donné des ressources nouvelles.  A Pietra, le hameau du Muchju et, au Muntichju, les maisons de “sopra à a casa” datent de cette époque; le village, devenu plus riche, a pris les dimensions et l’aspect qu’on lui connait encore de nos jours.

Ainsi, au 17è siècle, de vieille oeuvre bénédictine si longtemps malmenée par les vicissitudes de l’histoire et par les rigueurs du climat, la chapelle de San Pancraziu est devenue patrimoine des Piétrolais.

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