La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Années quarante, retour à la vie d’autrefois

Années quarante, années de guerre et de restrictions pour les Piétrolais de cette époque, difficiles à concevoir de nos jours…  Au cours des années de l’entre-deux-guerres, chez nous comme ailleurs, le mode de vie domestique avait énormément changé; quantité de produits alimentaires nouveaux, venaient d’ailleurs.  Le “pane neru”, délicieux, fait avec les farines des semailles locales, devenait l’exception.  Nous mangions du pain blanc, fait de “fiore”, la fleur de farine, que l’on trouvait en abondance chez les commerçants, comme on y trouvait “l’oglietta”, qui remplaçait l’huile des anciens oliviers.  Les pâtes achetées chez les épiciers se substituaient rapidement aux “taglierini” et aux “lasagne” de nos grands-mères.  Dans les toutes dernières années trente, les réchauds à gaz étaient apparus chez nous aussi, et tendaient à vite remplacer le “focone” et le feu de bois…

La guerre venue, tout fut à revoir.  Les produits alimentaires les plus courants farine, huile, sucre, sel, etc. furent strictement rationnés, comme le furent l’essence et le gaz.  D’autres produits devenaient introuvables.  Pour se nourrir, il fallut recourir aux produits traditionnels des temps passés, châtaignes et huile d’olive en particulier.  Outre entretenir les jardins potagers et la vigne, il fallut de nouveau défricher, débroussailler, semer, planter, cueillir, ramasser; il fallut réinventer le troc, échanger de la viande de porc contre des châtaignes, des céréales, du sel.


Les moulins remis à neuf

Des vieux moulins à farine de jadis, deux furent remis en état.  Pour l’un, ce ne fut pas trop compliqué.  Son appareillage hydraulique était resté intact:  il servait encore à actionner une scierie d’ébauchons de pipes de bruyères.  Il suffit donc de se procurer des meules et de les replacer.  Quant à l’autre moulin, abandonné depuis des dizaines d’années, il se trouvait dans un état de délabrement total.  Tout, du canal de la prise d’eau au moindre boulon de la trémie, fut reconstruit grâce à l’ingéniosité des propriétaires.  Il n’est pas exagéré de dire que ce fut une véritable résurrection.  Des hommes durent s’improviser meuniers, dont un d’un âge certain que l’on appelait “le rentier”!

Les moulins “tournaient” jour et nuit, pour moudre les céréales anciennes, mais plus encore pour de la farine de châtaignes.  C’est la fabrication de cette dernière que nous évoquerons, car l’exploitation de la châtaigneraie avait repris une place centrale dans l’activité des habitants.

Avant de parvenir décortiquées au moulin, prêtes à passer sous la meule, les châtaignes donnaient lieu à une activité intense et fastidieuse, qui occupait les gens pendant une longue période de l’année.  Il fallait d’abord entretenir la châtaigneraie, débroussailler, rendre les conditions de la cueillette les plus parfaites possible.  Venait ensuite la cueillette proprement dite.  En général tous les membres de la famille, ou presque, y participaient, de l’aube au crépuscule, pendant les mornes journées de l’automne.  Ils s’affairaient à ramasser, munis de la “ruspaghjola”, sorte de petite fourche en bois de châtaignier que l’on passait et repassait parmi les feuilles mortes et les bogues piquantes pour débusquer la moindre châtaigne.  Chacun disposait d’un panier, “u sportellu”, également en châtaignier, que l’on vidait, un fois plein, dans des sacs prêts à être chargés sur des ânes pour être ramenés au domicile.  Ainsi se passaient les journées de la cueillette sur des terrains la plupart de temps pentus, dans le froid et l’humidité de l’automne, avare en belles éclaircies ensoleillées.  Le soir venu, les hommes achevaient de répandre le contenu des sacs sur les “grate” du séchoir ou de la salle commune, avant de rejoindre les cueilleuses, lesquelles, chacune assise devant un bol d’eau chaude où elle trempait ses doigts engourdis, s’efforçaient d’extraire les piquants de bogues immanquablement ramenés de la châtaigneraie.

Venait ensuite le temps du séchage.  C’était le travail réservé aux plus anciens de la famille, surtout si on utilisait un séchoir extérieur à la maison d’habitation.  Il s’agissait d’entretenir un bon feu continuel, produisant autant sinon plus de fumée que de chaleur et, de temps en temps, de “remuer” les châtaignes avec une pelle de bois, c’est-à-dire de faire en sorte que celles du dessus passent en dessous et que toutes bénéficient de la même qualité de séchage.  Séchées, les châtaignes restaient entreposées sur la “grate”, quelques décalitres étant prélevés, au fil des jours, selon les besoins, soit pour l’alimentation du bétail, soit pour être transformés en farine.

La transformation en farine s’opérait à travers une longue chaîne de travaux qui nécessitaient la contribution de plusieurs personnes et, à chaque étape, faisaient l’objet de soins particuliers.  On prélevait les châtaignes nécessaires pour obtenir, par exemple, cinquante ou cent kilos de farine.  Il convenait d’abord de les décortiquer.  On en versait un décalitre dans un sac de toile au tissage très serré, long et étroit que les hommes battaient sur un billot de bois jusqu’à ce que les deux enveloppes de chaque châtaigne soient assez broyées et de la sorte séparées du fruit.  On répandait le contenu du sac dans un grand tamis, “u cernigliu”, que les femmes actionnaient pour éliminer les enveloppes réduites en poussière.  Celles-ci prenaient ensuite les châtaignes une à une et retiraient jusqu’au dernier le moindre débris de la deuxième enveloppe qui aurait pu échapper au battage et au tamisage, afin d’éviter que la farine n’ait un goût amer.  À l’issue de ces opérations, qui prenaient la plupart du temps une journée, les châtaignes n’étaient pas encore prêtes à partir pour le moulin.  Il fallait encore les passer dans un four chaud pour les rendre le plus sèches possible, mais en évitant, cependant, qu’elles prennent un coup de roussi.

La date de ces diverses opérations devait être concertée avec le meunier, car les châtaignes auraient souffert d’un trop long séjour au moulin avant d’être moulues.  Intervenait alors le précieux travail du meunier qui était payé en nature à proportion de la quantité de farine obtenue.

Ce long travail de préparation et de meunerie se répétait souvent plusieurs fois dans l’année selon les besoins des ménages.  Les plats à base de farine de châtaignes étaient nombreux et ils ont nourri convenablement les hommes pendant ces années difficiles.  Nombreux étaient les Piétrolais dont le premier repas du matin se composait d’une bouillie de farine de châtaignes, “i pilluli” et de lait de chèvre, plat qui combinait la douceur des “pilluli” chauds et le léger goût amer du lait de chèvre froid., soit les éléments des modernes profiterolles.


“U Franghju”, le moulin à huile

L’autre importante activité, réintroduite en ces temps-là, fut la fabrication de l’huile d’olive que tous avaient délaissée auparavant, au profit de “l’oglietta” ou de l’huile d’arachide qui “arrivaient” chez les épiciers.

La chaîne des opérations était pour l’huile moins longue que pour la farine, mais elle offrait des aspects bien particuliers.  Au lieu de débroussailler, on désherbait à la houe le terrain sur lequel allait tomber les olives, de sorte que plus rien ne pouvait y être semé ou planté pendant le temps de la cueillette.  Cela ne présentait pas d’inconvénient lorsque les oliviers étaient plantés sur le terrain du même propriétaire, mais il arrivait que tel possédait des oliviers sur le terrain de tel autre.  Que faire dans ce cas?  Eh bien, l’usage voulait que le terrain fût désherbé par le propriétaire de l’olivier, le propriétaire du terrain perdant ses droits pendant le temps de la récolte.  Et cela se passait sans que s’élèvât la moindre contestation dans le respect absolu d’un usage fort ancien, tombé en désuétude depuis que les oliviers abandonnés avaient été envahis par les broussailles et par les ronces.

Les olives étaient gaulées et ont raccourcissait ainsi le temps de la cueillette.  Elles étaient alors regroupées par lots ou “frante”.  Chaque lot était composé de douze “sportelli” et on portait les olives au moulin ou “franghju”.  (On remarquera que les mots employés, “franta”, “franghju”, sont de la même famille et viennent du verbe “franghjà” qui signifie presser, indifféremment usité pour les olives et pour le raisin au moment des vendanges).

“U franghju” comprenait une cuve dans la quelle tournait verticalement la meule, tirée par un âne ou un mulet, et un pressoir.  On versait une “franta” d’olives dans la cuve et la meule les broyait jusqu’à en faire une sorte de pâte noirâtre prête à être pressée.  On plaçait ensuite cette pâte dans “e zimbine”, paniers circulaires en paille que l’on disposait l’une sur l’autre dans le pressoir, ou “franghju” proprement dit.  En actionnant le pressoir, on obtenait l’huile qui coulait dans une bassine, mêlée à des impuretés.  Le tout se décantait lentement, l’huile montait à la surface et, après une attente plus ou moins longue on pouvait, selon l’expression communément employée, la “cueillir”.  C’était une opération longue et délicate.  On cueillait d’abord à l’aide d’un quart en laiton, puis, au fur et à mesure que la couche d’huile en surface diminuait, à l’aide d’une sorte de patène afin de prendre la dernière goutte et le minimum d’impuretés.  Ne restait au bout du compte, dans la bassine, que les impuretés, “a morca”, qui faisaient les délices des ânes.

Contrairement à ce qui se passait chez les meuniers, au “franghju”, les propriétaires des “frante” intervenaient dans toutes les opérations.  Ils activaient l’âne qui faisait tourner la meule, versait de l’eau chaude dans la cuve où les olives étaient broyées, remplissaient “e zimbine”, actionnaient le pressoir et, surtout, “cueillaient” l’huile.  Comme le meunier, le propriétaire du “franghju” était payé en nature à raison d’une certaine quantité d’huile par “franta” pressée.

Farine de châtaignes et huile d’olives, acquises à force de fatigue selon les usages et les moyens d’antan, telles furent, essentiellement, les “richesses” des villageois pendant les années difficiles.  On sema aussi du blé et de l’orge et même des lentilles et des pois chiche; on s’activa davantage dans les jardins potagers; on compta aussi, beaucoup, sur la charcuterie, le lard et le saindoux.  Une panne d’électricité qui dura de longs mois précipita même le village et ses habitants dans un passé éclairé à la chandelle.  Ceux qui ont vécu ces années-là ont eu une idée de ce que fut, pour des générations, la vie dure et souvent miséreuse du passé.  Bref, les années de l’entre-deux-guerres semblaient bel et bien enterrées.  Mais elles ne tardèrent pas à renaître plus consuméristes que jamais.  Ne nous en plaignons pas trop.

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