La gazette piétrolaise

A Petra di Verde, u nostru paese

Notes relatives à un ancien monastère:  L’abbaye du Cavo d’Aleria (extraits)

Les lettres du pape Saint Grégoire le Grand, relatives à la Corse, publiées dans notre Bulletin (Etudes Corses) en 1881, nous apprennent que le monachisme a été introduit dans l’île dès la fin du VIè siècle.  C’est sous l’impulsion de Saint Grégoire que les Bénédictins de San Mamiliano de Monte Cristo ont essaimé dans le pays, et y ont fondé les premiers établissements monastiques.

Le chanoine Casanova, dans son Histoire de l’Èglise corse (I, p. 25), écrit que le premier monastère fut probablement celui de San Benedetto et San Zenobus del Capo (ou Cavo) d’Aleria, situé près de Novale d’Alesani ou dans la pieve de Verde, et que ce monastère avait encore un recteur à la fin du XIVè siècle.

À des époques diverses, mais toujours dans le Haut Moyen-Âge, d’autres abbayes s’élevèrent aux environs de Venaco, Morosaglia, Canavaggia, etc.  D’après Monseigneur de la Foata (Bull. Soc. Sc. 1895), c’étaient de simples églises champêtres, avec un chapelain ou un ermite vulgairement appelé “il monaco”.  Cependant nous savons que ces abbayes possédaient de grandes étendues de territoire.

Notre Bulletin a publié en effet en 1887 la liste des importantes donations que de grands seigneurs d’Italie firent en Corse aux religieux de Monte Cristo.  On y relève, entre autres, le détail des vastes domaines cédés au monastère du Cavo d’Aleria par Simon, Comte de Corse, en 826 ou 836, et par le roi Bérenger, un peu plus tard.  Ces chartes, on le sait, sont remplies d’anachronismes; elles ont été restituées ou même entièrement refaites à une date ultérieure, sans doute après l’expulsion définitive des Sarrasins, ou même lorsque s’établissait la puissance génoise.  Quoi qu’il en soit, on s’accorde pour reconnaître que l’opinion exprimée par Muratori au titre II des “Antichità dell’Italia” reste valable:  “Ces documents ont pu être altérés mais non pas inventés de toutes pièces”.  D’ailleurs on peut identifier sans peine dans la plupart des cas les noms des lieux qui sont minutieusement indiqués.  Et cela est vrai en particulier pour l’abbaye du Cavo d’Aleria, dont nous nous proposons de déterminer l’emplacement exact.

Un peu au nord de Moita, le Rocher de Muteri culmine à 1245 m.  De ce pic se détache, à l’est, une sierra qui limite les pievi de Verde et d’Alesani et qui décline jusqu’au Busso, ou rivière d’Alesani.  Non loin de Muteri, la sierra est entaillée à 805 m d’altitude par l’étroit passage du Portello, qui, par de vieux sentiers muletiers encore praticables, fait communiquer trois pievi limitrophes:  Alesani à l’intérieur, Verde (Pietra) et Serra (Moita-Aleria) sur le versant oriental.  A moins de trois cents mètres au sud du défilé, s’ouvre un vallon où plusieurs petites sources donnent naissance à un ruisseau.  Notons la toponymie:  le Cavo, pour le ruisseau, l’Abbadia, pour l’emplacement de sa source, et San Benedetto, pour une propriété contiguë.  Ces indications sont frappantes.  Mais ajoutons aussi qu’une tradition, bien vivante à Pietra-di-Verde, veut qu’un monastère de Saint Benoit ait réellement existé en ce lieu.

L’existence des ruines nous fut signalée par M. Toracca, éleveur à Pietra-di-Verde, et des recherches faciles ont permis de constater en effet qu’il existait à la source même du ruisseau du Cavo un édifice d’une certaine importance, si bien blotti dans le vallon qu’il était invisible à plus de 100 m à la ronde.  Les schistes lustrés, très friables, la pente, l’abondance de l’eau sauvage, puis le déboisement ont favorisé l’affaissement du sol et les éboulements.  Mais du terrain bourbeux émergent encore des fondations et quelques pans de murs épais bâtis au mortier, en excellente pierre de taille provenant des calcaires gris qu’on trouve aux environs.  De nombreuses pierres taillées dont l’une mesure près de deux mètres de long, ainsi que des blocs de tuf équarris ont roulé dans le ravin ou ont été utilisés pour bâtir une bergerie.  Ces matériaux examinés de près n’ont révélé aucune autre particularité intéressante.  Des fouilles seraient très difficiles, et peut-être inutiles, en raison de l’état des lieux.

Cependant la tradition, qui n’est jamais à négliger, vient encore une fois à notre aide.  Elle précise que les restes de l’abbaye ruinée ont servi en partie à construire la chapelle de Saint Pancrace, située à environ une demi-heure de Pietra sur le même sentier, et à peu près à mi-distance entre le village et l’Abbadia.  Ce modeste oratoire champêtre (9,50 m x 5 m), encore ouvert au culte, a été édifié en 1643, comme l’indique la date soigneusement gravée sur les deux côtés de la porte.  Mais tout prouve que ces matériaux proviennent d’un édifice plus ancien, dont il est très probablement la représentation:  les pierres de taille de même nature et de même facture que celle ce l’Abbadia; l’abside scrupuleusement orientée au soleil levant; la forme rectangulaire de la construction, sans contreforts; la légère voûte romanes en lattes de châtaigniers enduites de stuc.  La porte avec montants et linteaux monolithes, surmontée d’un tympan sans décoration.  Enfin au sommet de la façade une croix percée à jour.  En somme une petite église type Canonica, d’un style roman très répandu et très primitif bien que datant d’une époque relativement récente.  Même en Corse on ne bâtissait plus d’églises de ce modèle au XVIIè siècle.  Mais il y a mieux encore:  de maladroites sculptures, prises dans la pierre, sont disposées sans ordre sur la façade.  Il est évident qu’elles ont été placées là au hasard de leur découverte, ce qui indique qu’elles avaient été conçues pour un autre édifice.  Elles figurent des palmes, des croix aux bras égaux, des arcades en miniature, et sur une pierre d’angle se détache nettement une bête de somme.  Il y a là, on le voit, des témoins d’un style byzantin ou pisan encore très barbare.  La tradition ne nous trompe pas.  La chapelle de Saint Pancrace est une réplique de la chapelle démolie de San Benedetto du Cavo.

Elle lui a emprunté sa forme et aussi ses pierres, que de pieuses femmes, précise le souvenir populaire, transportèrent une à une sur leurs têtes.

Mais à quelle époque a été construite l’abbaye du Cavo?  On ne saurait le dire avec certitude.  Peut-être au VIIè siècle, en exécution des ordres de Saint Grégoire, ou au début du IXè siècle après la destruction d’Aleria par les Maures (P. Cirneo, p. 84).  En tout cas, au XIè siècle au plus tard.  Un château-fort, élevé non loin de là par les Cortinchi au pied du rocher de Muteri, dominait les pievi de Serra-Aleria, Verde et Alesani.  De fréquents combats s’y sont livrés au cours du Moyen Âge:  (Cf. P; Cirneo, p. 170, 275, 326, 334, etc).  D’après Casanova (I, p. 76), c’est au col de Portello, donc dans les parages immédiats du monastère, que furent exterminés, au XIVè siècle, les derniers Giovannali hérétiques.  Sans doute cette secte avait-elle pris possession de l’Abbadia, qui a pu être démolie dans ces luttes.  Mais un recteur continua d’administrer son patrimoine, qui s’étendait, si l’on en croit les chartes, aux plages d’Aleria, de Bravone, d’Alistro, et pievi de Verde, de Serra, etc.  L’examen des lieux-dits, qui souvent n’ont pas varié, permet de circonscrire d’une manière assez précise ces domaines très étendus:  Novale, Muteri, Busso, Tour florentine (vers Alistro), Rioni, vers le confluent du Busso et de l’Acqua d’Orso, ruisseau de Pietra qui reçoit le Cavo.  Les chartes attribuent les donations les plus importantes au roi Bérenger, possesseur d’un vaste territoire sur la côte orientale, et au comte Simon de Corse qui fit le vœu d’être inhumé dans l’Abbaye du Cavo.

En conclusion on peut considérer comme bien défini l’emplacement de la première abbaye ou d’une des ses filiales fondées en Corse dès le Haut Moyen-Âge, sous l’impulsion de Saint Grégoire, par les religieux de Monte Cristo.

Ces bénédictins, dont la règle enseignait que “l’oisiveté est l’ennemie de l’âme”, ont sans doute réalisé dans notre île une œuvre comparable, toutes proportions gardées, à celle que les Saint Colomban et les Saint Boniface ont accomplis au cœur de l’Europe.  Et l’extension vers le centre de l’île de nouveaux espaces productifs ne pouvait pas manquer d’entraîner d’importantes conséquences économiques et sociales.

Au moment où les incessantes incursions sarrasines expulsaient les populations des parties basses, le moines ont présidé à la mise en valeur des fertiles bassins de l’intérieur, au défrichement, à la plantation de châtaigniers, de noyers, de vignes, etc, comme l’attestent les chartes et aussi la tradition et de sérieux vestiges.

Le progrès des grandes propriétés foncières ecclésiastiques (massae), où s’installèrent des colons (massarii), a donné lieu à de nouvelles formes d’exploitation du sol et aussi à la formation de nouveaux groupements humains.  C’est sans doute à l’abbaye du Cavo qu’est due la création de villages comme Pietra-di-Verde, Moita et surtout Novale d’Alesani (Novalis, terre nouvellement défrichée).  Les colons jouissaient d’un statut autrement plus libéral que celui des serfs.  Et il n’est pas indifférent de remarquer que c’est au Cavo que s’est terminée, plus tard, la croisade contre les Giovannali, par l’extermination des derniers hérétiques.  Ce vaste mouvement d’émancipation populaire, fomentée par les moines mendiants, Fraticelli, avait été une réaction contre les prétentions de la féodalité ecclésiastique et principalement du puissant évêque d’Aleria.

Voici, en complément de l’étude de Simon-Jean Vinciguerra, un article du regretté Pierre Barboni:  “L’énigme de l’Abbaye”

Au Moyen-Age des abbayes furent construites en Corse.  Il n’en existe plus à notre époque.  Alors, pourquoi ce titre et que signifie-t-il?  Il faut savoir que le monastère de San Mamilianu situé sur l’île de Monte-Christo possédait des biens en Corse, ainsi que celui de la Gorgone.  Le premier fut détruit par les Sarrasins au 12è siècle.  Le second, fondé en 417, devenu bénédictin au 11è siècle subit le même sort.

Mais, dès l’an 591, le Pape Saint Grégoire le Grand envoya l’abbé Horosius pour réformer les moines de la Gorgone et lui donna pour mission de fonder en Corse des monastères bénédictins.

C’est de cette époque que datent les abbayes de Saint Benoit de Morosaglia, celle de Venaco, celle du Taravo.  Ces abbayes furent détruites par les Sarrasins entre le 10è et le 11è siècle.

Celle qui nous intéresse aujourd’hui et pour laquelle j’ai fait quelques recherches, rendues difficiles par la parcimonie de documents, est l’Abbaye de San Benedetto e  San Zenobus del Cavo, située, lors de sa création, dans le diocèse d’Aleria.

Cette abbaye dont il ne reste que des ruines (murs de fondations) se trouve aux confins des communes de Pietra-di-Verde et de Novale d’Alesani, au pied des rochers de Muteri, “Mont’Altu” pour les gens du lieu, et que chacun désigne par “l’abbaiia”.  Jouxtant cet endroit, le lieu-dit s’appelle “u Cavu”, où ma famille possède encore quelques châtaigniers.

C’est un lieu de passage, une voie intérieure à flanc de montagne:  on peut encore y découvrir des empierrements prouvant que des voyageurs venant de la plaine d’Aléria par Moita et le col de San Gavino pouvaient l’emprunter facilement pour atteindre la vallée d’Alesani.  Route sûre en cas d’époques troublées à l’abri des barbaresques.  Les Bénédictins devaient procurer le repos, l’hébergement, le gîte et le couvert.

Si les monastères et les abbayes furent la proie des Sarrasins, il est pratiquement certain que l’abbaiia de San Benedetto e San Zenobus ne fut pas détruite par eux.

En effet, après de nombreuses visites personnelles, au cours des années, sur les lieux de ces vestiges, après une étude approfondie et la confrontation de points de vue avec des amis passionnés par l’exhumation du passé, il apparaîtrait que ce monastère, construit sur un sol schisteux, près d’une source, aurait été victime d’un glissement de terrain de grande amplitude:  l’édifice se serait alors effondré comme un château de cartes, ensevelissant sans doute sous les décombres ses habitants.

Cette catastrophe géologique est sans doute due à une erreur de conception, la qualité du sol et du sous-sol semblant en être la cause.  Le pan de la montagne sur lequel a été implantée cette abbaye est schisteux:  il est enserré de part et d’autre par des roches de consistance plus dure.  L’établissement sur un sol plus stable aurait sans doute évité cet accident, mais les travaux auraient été plus ardus.

Que s’est-il produit?  On ne peut  hélas émettre que des suppositions, étayées tout de même par la configuration du terrain.  Monsieur Antoine Toracca, malheureusement décédé aujourd’hui, m’a peut-être fourni la clef de l’énigme.  Celui-ci, jadis éleveur, connaissait bien ces lieux sur lesquels paccageaient ses troupeaux.  Désirant planter des châtaigniers, il y a trente ans déjà, il utilisa des explosifs.  Dès la première explosion, le résultat fut impressionnant.  L’écho se répercuta dans les “profondeurs” comme s’il y avait une caisse de résonance, tant et si bien que ses enfants et lui, effrayés, ont arrêté net leurs projets. 

Selon lui, il y avait des grottes, des poches d’air.  Ne pourrait-on penser alors que lors d’intempéries, d’orages diluviens, ces poches se seraient remplies d’eau et le cataclysme s’est alors produit:  le pan de montagne a glissé d’un bloc entraînant brutalement dans sa chute l’édifice qui a basculé, tuant bêtes et moines.

Des fouilles sauvages ont été faites un quart de siècle auparavant, sans aucun discernement, mettant à jour des sépultures de moines alignées le long d’un mur:  les ossements ont été abandonnés sur place!  Un objet intéressant aurait été trouvé et conservé par “l’inventeur”!

Un détail m’a troublé à la lecture de “L’histoire tragique des Corses” de J.B. Gaï.  Le Pontife Grégoire le Grand ordonne de bâtir un monastère sur la côte orientale, en un endroit à l’abri des incursions barbares.

“Ainsi, la Corse qui n’a jamais eu de monastère, ajoute le Pape, ressentira le bienfait des bons exemples de ces solitaires” (juillet de l’an 591).  “Il est à peu près sûr que ce monastère n’a jamais été construit:  on n’en trouve trace ni dans l’histoire, ni dans l’archéologie insulaire” écrit J.B. Gaï.  Et s’il s’agissait des vestiges de “L’Abbaiia”?