La vie quotidienne à Pietra dans la première moitié du XXème siècle: A bucata (extraits)
La vie quotidienne à Pietra dans la première moitié du XXème siècle: A bucata (extraits)
L’italien dit: il bucato, le corse a féminisé le mot: a bucata, la lessive. Notre siècle (le 20ème) était déjà bien entamé lorsque s’est généralisé lentement l’emploi de cette sorte de chaudron de sorcières, avec son petit geyser central, la lessiveuse. Comme il se doit, le francorse s’en est mêlé. Désormais, on a parlé de lescivosa et de lisciva; (mais le latin ne dit-il pas lixivia?). Puis sont apparues, il n’y a pas si longtemps, ces merveilleuses mécaniques qui brassent le linge avec une gamme infinie de produits lessiviels miraculeux. Plus de cinquante ans ont passé; nous sommes entrés définitivement dans l’ère super-automatique. Après a lescivosa, a mascina a lavà a définitivement détrôné u bugnu et u bucatighiu de nos mères. Il en va ainsi des modes de vie et des langages.
Nettoyer le linge a toujours été, pour la ménagère, un problème capital. Dès le XVIIIè siècle, dit-on, on utilisait, dans l’Inde, le jet de vapeur sur le linge malaxé dans de la bouse de vache. La bouse exceptée, ces machines furent adoptées en France, surtout dans les grands hôpitaux. Mais c’est dès le XVè siècle, avec les étoffes de coton et de lin, que sont apparues les premières lessives alcalines. Enfin au XIXè siècle et au début du XXè, les “simples” ont connu un grand succès pour le lavage des étoffes fines. Décoction de saponaire, avec fiel de bœuf et jaune d’œuf, eau de son, farines de marron d’Inde, de riz, de fécule de pommes de terre. Décoction de feuilles d’aloès, de bulbes et tiges d’arum ou pied de veau, racines de guimauve, de pépins de coings, etc… Au temps de Napoléon III, on donnait au linge un éclat azuré, qu’on nommait poétiquement “le bel œil bleu”, en mêlant simplement à la lessive quelques touffes d’orties hachées.
Remonterons-nous jusqu’à l’Antiquité? Pline nous parle de craies d’Ombrie, de Cimolie, de Sardaigne, et de vapeurs de soufre pour blanchir la laine. L’empereur Vespasien n’aurait fait construire les édicules que vous savez que pour les besoins du Trésor, car les toges des patriciens ne devaient leur éclat qu’à des bains d’urines putréfiées dont la demande croissante intéressait le fisc. Enfin, au siècle dernier, dans certaines provinces anglaises, on mélangeait l’urine à de la cendre de bruyères, et de nos jours encore la jarre à urine, pour le décrassage des peaux, sommeille dans un coin des huttes du Grand Nord.
Mais revenons à la Corse, où certains de ces procédés ont probablement été employés.
Dans le premier quart de ce siècle (le XXè), la journée de lessive était, avec la fabrication du pain, la principale préoccupation des ménagères, et, généralement, plus la famille était aisée, moins l’opération était fréquente. Les pièces à laver s’accumulaient dans le coffre, ou cascione, ce que permettaient les armoires bien garnies en linge de maison et linge de corps, car la fierté du blanc éclatant de propreté ne date pas d’hier.
Premier travail: le linge, dûment trié, est mis à tremper, a ammuglià, ou a mogliu, dans un bain d’eau tiède. L’opération peut avoir commencé, ou en tout cas se poursuit au lavoir public, lavatoghiu, ou mieux encore au ruisseau. Le linge est savonné, frotté et battu, non pas au battoir de bois, mais sur les croupes polies de gros galets. Après essorage, les lavandières peuvent continuer sur place, ou le rapporter à la maison, sur leur tête et à dos d’âne, dans des curboni ou corbeilles en lattes de châtaignier. C’est alors qu’entre en jeu u bugnu et u bucatoghiu.
Le bugnu est une sorte de cuvier. Il peut être en bois, puis, plus tard, en tôle galvanisée, et l’on peut se servir aussi d’un curbone. Le plus souvent le bugnu est formé de deux demi-cylindres de liège, réunis par des cercles ou des crampons inoxydables.
De tels cylindres de liège, isolants et pratiquement imputrescibles, peuplaient l’arnaghiu, le rucher, où ils servaient de ruches. Le mot est alors féminin: a bugna.
Le bucatoghiu est une grande pièce circulaire plate, taillée dans un bloc d’aulne, de chêne, de châtaignier. Pendant plusieurs semaines, il a séjourné sous un tas de fumier en fermentation, pour obtenir, par un séchage très lent dans une tiédeur humide, une parfaite cohésion des fibres. Le diamètre peut atteindre un mètre, et un rebord de quelques centimètres assure l’écoulement vers un petit canal en saillie, en un point de la circonférence. Parfois, le bucatoghiu peut être creusé dans une dalle de pierre, comme les éviers de nos vieilles demeures, ou être simplement constitué par un cozzu, grande plaque de liège légèrement concave.
L’opération lessive peut se poursuivre au ruisseau, au jardin, à la buanderie, auprès du fucone, voire sur la place. Le bucatoghiu est placé horizontalement sur deux pierres, une caisse, ou encore sur un gros rondin de bois, u troppu, qui peut servir à d’autres usages, le battage des châtaignes par exemple.
Dans le bugnu posé au milieu du bucatoghiu, le linge humide est soigneusement tassé en rond, les pièces lourdes au fond, les plus légères sur le dessus. Puis on replie sur le tout les linges de protection qui tapissent le fond et les côtés du bugnu. Enfin un charrier dit bucaticciu ou canavacciu, en toile de sac, est étalé en dernier, pour recevoir la cendre du fucone ou du four à pain. De cette cendre, qui résume toutes les essences du maquis et de la forêt, on choisit la plus fine, la plus blanche, débarrassée de ses charbons, et on y incorpore, finement écrasées, des coquilles d’œufs conservés à cet effet.
Dans un coin protégé des courants d’air, accroché à la crémaillère, catena, ou posé sur un grand trépied de fer, tripede, un gros chaudron, paghiulone, où fondent quelques copeaux de savon, est en ébullition. Munie d’une casserole, la ménagère répand lentement le liquide très chaud sur le lit de cendre formant cuvette. Petit à petit, la masse est imbibée, traversée, et la lessive, a gronda, apparaît au canal d’écoulement du bucatoghiu. Une grande terrine, a conca, la reçoit. De là, elle repasse au chaudron, puis au bugnu, et ainsi de suite, pendant une demi-journée. À la fin, on utilise une lessive moins concentrée, puis on arrête et on laisse refroidir. Entre temps, on a traité les pièces les plus souillées et les plus résistantes au savon noir ou à la cenerata, lessive concentrée avec de la cendre en suspension. Les enfants sont allés cueillir du lierre, dont la décoction décrassera les lourdes vestes de velours des travailleurs, et des fleurs de saponaire, a sapunella ou sapunaria, pour le lavage des lingeries les plus délicates. Le rinçage ou richiarera se fait, la plupart du temps, dans l’eau courante du ruisseau. Il restera encore à faire tremper le blanc dans un bain azuré au bleu du commerce, u turchinettu, à amidoner, insuvà, les plastrons des chemises d’hommes, à plier et repasser le tout au fer chauffé sur des charbons. Mais le grand travail s’achève par le rinçage, suivi d’un pavoisement général. Plutôt discret pour les ménagères “économiquement faibles”, mais avec une évidente fierté ostentatoire chez les plus aisées. Les pré verts semblent ne pas s’émouvoir de cette neige inattendue, les arbustes et même les ronciers se prennent pour des fantômes, et aux fenêtres claque le grand pavois d’une fantaisie multicolore. Cela ne manque pas de beauté, comme toutes les fêtes du travail, comme tous les hymnes à la vie.
Cette étude de Simon-Jean Vinciguerra consacré à “a bucata”, la lessive, telle qu’elle était faite jadis par nos grand’mères avait été donnée au “Muntese”, mensuel de langue et de traditions corses, dans les années 60 du siècle dernier.
(A cette occasion, “U Muntese” avait reçu un cours commentaire d’un de ses lecteurs: Tumasgiu di Casinca, que nous avons le plaisir de re-publier ici.
“Pour en revenir à l’image de la bucata, l’auteur mérite d’être félicité. Ce bugnu et ce chaudron me rappellent les grandes lessives que ma mère, aidées de plusieurs voisines, faisait périodiquement. Les cendres, mises de côté à cet effet, et le rinçage, ensuite, au ruisseau le plus proche.
Vous connaissez la petite histoire de la fillette qui avait été empêchée d’aller en classe le jour où sa mère faisait la lessive, obligée qu’elle avait été de garder sa petite sœur?
A la maîtresse qui lui demandait la raison de son absence, la petite de répondre que, ce jour-là, sa mère faisait l’avocate et qu’elle-même courait la créature.”
La direction du “Muntese” ajoutait l’invitation suivante: “Nous serions infiniment heureux et profondément reconnaissants, si, non pas tous les lecteurs, mais quelques uns, du moins, en lisant nos études de folklore et se remémorant des souvenirs d’enfance ou d’adolescence, nous en faisaient part et démontraient ainsi que notre travail est le leur, en même temps que le nôtre”.
Eh bien! Cette invitation nous la renouvelons bien volontiers à l’intention de tous les lecteurs.)
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