La gazette pietrolaise
A Petra-di-Verde, u nostru paese
 

Cantori e sunadori (extraits)

Le souvenir de Ghiuvan’Vitu Nicolai (1) reste vivant à Pietra-di-Verde, bien que son violon et sa voix se soient tus depuis longtemps.  Solide et noueux comme un châtaignier, Jean-Vitus ne marchait que la canne rustique (ou Muletta), par crainte de l’obstacle que ses yeux distinguaient mal.  Cantore di messa e sunadore di viulinu, il représentait un type social aujourd’hui disparu.  Il y a plus d’un demi-siècle, Ghivan-Vitu chantait à l’église, à côté d’un ténor de bel canto (u sgiò Altobello Nicolai) et un digne émule de Chaliapine (u sgiò Orsu-Paulu Astolfi).  Ils formaient un trio exceptionnel et inséparable qui  ne se produisait qu’à l’église, où le “bancu di i cantori” leur était réservé en priorité…


Pendant que le ténor déroulait sa mélodie avec aisance, Jean-Vitus s’attachait avec soin à y greffer la sienne, en modérant son puissant organe…  Mais alors que mes autres chanteurs avaient souvent recours à leur grand livre, Jean-Vitus ne pouvait compter que sur sa prodigieuse mémoire.  Tous les textes latins en usage dans la paroisse lui étaient familiers, et il en fournissait la preuve en toute circonstance avec une certaine fierté.  Nous, les rares privilégiés promis aux études classiques, le provoquions volontiers sur ce terrain, au hasard d’une rencontre, si on le devinait de bonne humeur, ce qui n’était pas fréquent.  Alors il était heureux de nous prouver ses talents.  Et ce qui nous émerveillait le plus, c’était la faculté, chez cet être fruste, de nous donner une traduction italo-corse acceptable.  Jean-Vitus chantait en latin, mais il entendait, dans toute l’acception du terme, ce qu’il chantait, et c’est sans doute pour cela que sa voix avait une âme.


Et c’est aussi une âme que son violon exprimait.  Il fut un temps où chaque village produisait son musicien, qui, tant bien que mal, tuccava (touchait) la guitare, la mandoline, l’accordéon ou le violon.  On pense aux innombrables “violoneux” et autres gratteurs d’instruments, qui dénonçaient néanmoins, chez le peuple laissé dans l’inculture, ce besoin inné de l’art musical et chorégraphique.  Souvent ces artistes manqués savaient gagner un prestige généralement refusé aux amuseurs publics.  Un vieil ami parisien disait souvent de Jean-Vitus:  “Ce n’est pas un violoneux, mais un violoniste véritable”.  Et cette appréciation, venue d’un “furestere” (étranger) doué d’une vaste culture littéraire et musicale, nous engageait à écouter notre artiste  avec une attention respectueuse…  Jean-Vitus jouait a pratica, di rutina (de routine).  Il connaissait le nom des cordes, adorait a cantina ou canterina (la chanterelle), et prononçait u rè (le ré) comme il aurait dit le roi.  Il exécutait toutes les nuances en ignorant les termes de dièse, de bémol ou autres.  Pour lui, l’orecchiu suppléait à tout, une prodigieuse oreille musicale que pouvaient lui envier bien des professionnels…


Est-il besoin de dire que dans toute la région, notre instrumentiste et chanteur était le véritable animateur des réjouissances?  On le voulait aux baptêmes, communions, mariages, banquets publics, et bals familiaux qu’on organisait encore…  Pour ma part, entre autres scènes encore précises, j’aime à le revoir un certain petit matin d’août 1914, face à la porte principale de l’église où s’achevait une messe basse.  Les assistants étaient des hommes jeunes et graves dont plusieurs venaient d’entendre leur propre messe des morts.  À la sortie, il fallut le violon de Jean-Vitus pour leur faire entonner “La Marseillaise”.  Et lorsque ziu Juvan-Filippu, vétéran décoré de 1870, sec et pâle, moulé dans sa vareuse et sa culotte blanche, lorsque d’un geste martial il déploya un immense drapeau et se mit en tête de la troupe pour l’accompagner au départ, le violon du vieil artiste fut couvert par un grand cri énorme, pitoyable, où l’aigu des bambins déchirait les voix rauques:  “A Berlin!  A Berlin!” .


“Préhistoire contemporaine”, concluront les jeunes si, d’aventure, il en est qui lisent ceci, et sans doute, se diront-ils avec malice que, pour nous, c’était “le bon temps”…  En vérité, il ne peut y avoir de mélancolique rappel que celui de sa propre jeunesse.  Pour le reste, il est bon de voir plus loin, de découvrir autre chose.


(1) Ce texte a été écrit au cours des années 1950.



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