Jeux d’enfants (extraits)
Jeux d’enfants (extraits)
Cascola, scallamanu, a torra
Peut-être faut-il avoir l’âge du siècle, ou peu s’en faut, pour se rappeler, avec quelque attendrissement, comment nos grands-mères s’y prenaient pour distraire les tout petits dont elles avaient la garde, alors que les mamans étaient souvent occupées à des travaux extérieurs, et que les jouets étaient très rares et coûteux. Le jeu s’accompagnait généralement d’une “prucantula”, formule plus ou moins rimée, traditionnelle ou improvisée, et comme empreinte, souvent, d’une vague inspiration surréaliste. Le petit enfant faisait “cascola”, à califourchon sur les genoux de l’aïeule. Balance d’avant en arrière, on simulait sans trop de brusquerie, pour finir, une chute qui amenait la petite tête presque jusqu’au sol:
Cascola cascola A sora e lu frate
Lu frate e la sora Cascate cascate.
Cascola (chute pour rire) le moine et la nonne, la nonne et le moine, tombez, tombez! (Remarquez le “vous”, donné à l’enfant par la vieille, comme dans toutes les anciennes chansons). Le dernier mot était parfois prononcé plusieurs fois et plus ou moins vite, selon la vivacité du jeu et de la chute simulée.
Il y avait le “le scallamanu” (chauffe-main) qui, les jours d’hiver, permettait de réchauffer les menottes engourdies. Le jeu se pratiquait à deux ou à plusieurs. Sur les genoux de la femme, les mains se posaient à plat, en alternant, gauche puis droite sur celle du voisin. Puis la main inférieure se retirait pour se placer dessus, et ainsi de suite, selon le rythme d’abord très lent, puis de plus en plus rapide. Des “prucantule” variées, j’ai seulement retenu: “Scallamanu, scallamanu, chi c’é a neve in Sant’Appianu” (chauffe-main, chauffe-main, car il y a de la neige au Sant’Appianu, mont qui domine la pieve de Verde).
On jouait aussi, très volontiers, à la torra (la tour). On l’élevait, cette tour vivante, en posant le poing, le pouce dressé, qu’un autre poing saisissait dans la même position, et ainsi de suite. La flèche terminale était, la plupart du temps, un pouce grêle, tout nacré et blême d’être tété encore.
Une main maternelle, restée libre, évoluait au-dessus, comme un grand oiseau, avec récitation de formules. Des survivances magiques n’étaient peut-être pas étrangères au sens du geste et des paroles. Mais bientôt, le côté pratique du jeu apparaissait. Une question était posée, en forme versifiées si possible, par exemple: In sta torra, o Petru Pà / quanti misgiuculi ci stà? / In sta torra, dimmi o ‘Ntò, / quanti misgiuculi ci sò? (Cela se réduit à ceci : Dans cette tour, Piere-Paul, Antoine, combien y a-t-il de petits chats ?)
Cela suivait toujours une histoire plus ou moins dramatique de petits chats. Et les gosses répondaient, en se comptant eux-mêmes ou en comptant les gros éléments de la tour. Les plus avertis savaient qu’il fallait compter toutes les phalanges apparentes de chaque doigt. En enlevant une main, puis l’autre, on passait à la soustraction. En attendant les “buchettes” de notre instituteur, cette tour charnelle qui s’élevait et se défaisait dans la gaîté en délivrant d’impatients chatons, servait admirablement l’arithmétique. A croire que nos grands-mères portaient en elles la substance d’une savante pédagogie.
Il y aurait certes beaucoup à dire encore sur les jeux d’enfants ou d’adolescents qui ne se pratiquent plus guère aujourd’hui. Mais on a voulu s’en tenir ici à quelques simples manifestations de la vie enfantine, où s’expriment, malgré tout, une sensibilité, une mentalité particulière, un certain humour, des soucis et mêmes des aspirations en étroite connexion avec la vie réelle. Bien sûr qu’on peut saisir le sens du “scallamanu” même si l’on possède des gants fourrés et savoir que les mains glacées ne doivent pas être approchées du feu. Il apparaît sans peine que la “torra” garde comme un souvenir très estompé des luttes médiévales et de prisonniers malins qui s’évadent ou qu’on ne délivre que sous condition. Ces quelques manifestations de la vie des humbles pourront paraître, à certains, sans grande consistance. Mais négliger le moindre contact avec l’humanité populaire, c’est aller au refus de comprendre, peut-être même au mépris, avec toutes les erreurs et même les risques que cela comporte. Disons, pour finir, que le Folklore, trop souvent, est uniquement étudié pour son élément pittoresque, pour ses images hautes en couleur, et en vue du délassement de ceux qui ne s’en laissent plus conter. Mieux vaudrait y voir le reflet de conditions de la vie matérielle et mentale de couches sociales déterminées, placées dans l’espace et le temps, et souvent en opposition, à bien y regarder, avec les conceptions contraignantes des groupes sociaux dominants.
U Scioppu
Il s’agit encore d’un jeu d’enfant. Il semble avoir disparu, comme tant d’autres, alors qu’il se pratiquait partout, à la belle saison.
Le mot scioppu, qui désigne l’objet et le jeu lui-même, est une forme adoucie du mot schioppu, remplacé plus communément de nos jours par fucile (fusil). On dit schioppettu.
Il était très facile de se procurer du sureau (sambucu), de l’écorce de figuier (scorza di fica) et une baguette de bois sec. On coupe bien droit une branche saine de sureau, d’une longueur de 10 à 15 centimètres, et d’un diamètre pouvant en atteindre cinq. On choisit, de préférence, l’espèce qui comporte peu de moelle (merolla). On expulse soigneusement cette moelle, de façon à obtenir l’âme, ou chambre (busgiu) de l’arme. On se procure, ensuite, une baguette de bois dur et sec: bruyère (scopa), genévrier (ghjneparu), oléastre (ogliastru), etc., appelé sticciola. Sur plusieurs centimètres, on laisse un manche plus ou moins gros; le reste est aminci, de manière à pénétrer sans trop de jeu dans la chambre du scioppu. Le manche de la baguette sert de garde, et on laisse, à l’autre bout, un petit espace vide qui sera occupé par un bouchon. L’arme est prête.
Comme projectiles, on peut utiliser la moelle même du sureau, mouillée et pressée, ou encore du liège compact. Mais il vaut mieux demander à un vieux figuier de l’écorce pour atteindre couramment un centimètre d’épaisseur. Avec une lame et un caillou, on découpe sur le tronc des petites plaques qui se retirent aisément; dans ces plaques, on taille des bouchons circulaires pour les adapter par pression aux deux ouvertures du scioppu. Le premier bouchon ayant été enfoncé au ras de l’orifice, on appuie l’autre extrémité sur les lèvres et l’on souffle fort. L’air expulsé émet un son, et ce prélude sonore est un élément de jeu. Mais l’air chassé revient aussitôt s’engouffrer dans la chambre, et on l’emprisonne par un passage rapide de la langue mouillée sur l’ouverture; car on obtient ainsi une fermeture mince comme une bulle de savon, qui donne le temps de placer le second bouchon, à ras comme le premier.
L’arme est ainsi chargée. Pour tirer, on appuie à l’horizontale la baguette au creux de l’estomac; on l’enfonce lentement, en poussant le bouchon, qui comprime l’air, et qui vient prendre la place de celui qu’il projette assez loin avec un bruit. On peut imaginer tous les emplois possibles d’un pareil instrument. Notre institutrice n’aimait guère ce qu’elle appelait le “pistolet à air comprimé”. Les mamans se rendaient compte de notre passion pour le scioppu, par l’examen des vêtements au point d’appui de la baguette, voire les entailles sur les doigts. Quant aux vieux figuiers, oubliés un peu partout, ils pleuraient en secret leur latex blanc et poisseux, et vite guérissaient leurs cicatrices.
A chaque saison, ses jeux favoris, avec tout ce qu’ils exigeaient d’observation, d’adresse manuelle et même d’esprit inventif. Les vitrines d’alors présentaient fort peu de ces petites machines variées, compliquées et tentatrices, qui laissent si tôt blasés les enfants d’aujourd’hui. Et c’est sans doute pour cela, parce que rien ne nous était donné sans efforts, que l’on ne s’ennuyait jamais.
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