La gazette pietrolaise
A Petra-di-Verde, u nostru paese
 

Tempi d’eri e tempi d’oghje

Qu’en a-t-il été du village de Pietra depuis quatre siècles, depuis les années 1637-1647 dites, par les Génois, “décennie du plus grand effort”?


Au cours de ces années Gênes lance un plan de mise en valeur de la Corse connue sous le nom de “la Coltivatione” que mentionnent dans leurs écrits nombre d’historiens et que Antoine-Laurent Serpentini analyse dans son livre précisément intitulé “La Coltivatione”.


Une précision tout d’abord pour ne pas faire fausse route.  Elle est apportée par le regretté Fernand Ettori:  “Dans l’ordre économique, le 17è siècle n’apporte aucun relâchement au système de type colonial qui régit les rapports entre la Corse et une métropole (Gênes) toujours soucieuse de monopoliser à son profit les ressources de l’île et de réserver le marché insulaire à ses propres produits” (1).


Après des efforts en plaine orientale tendant à développer la culture des céréales pour les besoins de Gênes, le Sénat de la Sérénissime nomme deux commissaires chargés de relever, pieve par pieve, les moyens disponibles pour la mise en oeuvre d’un vaste plan d’arboriculture basé sur la plantation massive dite des “cinq espèces”:  châtaigniers, oliviers, amandiers, muriers et vigne.


C’est ainsi qu’à Pietra se développe la châtaigneraie qui occupera, pendant plus de deux siècles, une grande partie de la superficie de la commune et sera le principal facteur de développement du village.  De nouvelles familles s’y implantent, dont certaines venues d’Italie.  Un troisième hameau, “U muchju” se constitue entre “A Petra” et “U Muntichju”, ce dernier lui-même en extension.


Dès le début, le plan génois est assorti de nouvelles règles d’ordre administratif et juridique qui modifient les rapports sociaux jusqu’alors fondés sur une économie pastorale.  À ce propos, Fernand Ettori écrit:  “Un usage immémorial reconnait (aux bergers) le droit de pacage sur tout terrain non clôturé.  Or, au long du 17è siècle, bornes et clôtures se multiplient, partout où l’agriculture devient prépondérante” (2).  Des termes nouveaux apparaissent:  “circulu” (territoire de la commune occupé, chez nous, par la châtaigneraie, dans d’autres régions par d’autres arbres des cinq espèces), “furestu” (obligation pour les éleveurs de quitter le “circulu" pendant le temps consacré à la cueillette des châtaignes) qui régissent strictement les rapports entre agriculteurs et éleveurs. Aussi longtemps que durera ce qu’on peut appeler l’économie de la châtaigne il en sera ainsi.


L’habitat s’adapte lui aussi:  maisons à étages avec, pour la plupart d’entre elles, la salle commune dotée en son centre d’un “focone" et surmontée d’un plafond à claire voie:  “a grate”, ou séchoir, qui occupe une partie du grenier.  Seules quelques familles aisées disposent, à proximité de leur demeure, d’une bâtisse (“u seccu") réservée au séchoir, voire, dans une ou deux d’entre elles, des séchoirs aménagés dans des tours carrées qui dépassent du toit des maisons et, partant, sont distinctes du logis.


Au fil du temps, au fur et à mesure que la mise en valeur apporte de la prospérité, les différenciations sociales se créent et se consolident.  Quelques familles s’enrichissent et deviennent prépondérantes; elles possèdent la plus grande partie des nouvelles richesses, châtaigniers, oliviers, vignes, moulins à grain et à huile.  Elles ont à leur service des gens à l’année ou, plus souvent, à la journée.  Beaucoup de familles s’emploient ainsi comme métayers, ouvriers agricoles ou encore domestiques.  D’autres, à peine plus aisées, sont à la fois agriculteurs et éleveurs.  D’autres enfin sont artisans de père en fils et en petits fils:  muletiers, menuisiers, maçons, cordonniers, vanniers, etc.  Ainsi s’organise ce secteur agricole élargi, face aux bergers et à l’ancienne économie pastorale.


Comment tout cela a-t-il évolué?  La fin du 17è siècle et le début du 18è ont été marqués par une prospérité certaine.  En témoignent les nouvelles maisons du Muchju et de “Sopra à a casa” au Muntichju, dont nombre d’entre elles sont spacieuses et dotées d’escaliers en pierres; en témoigne la construction de l’église, de la chapelle Santa Croce, du clocher, un des plus beaux de Corse.  Cependant si le développement profite à tous, c’est de manière très inégale.  La plupart des familles, qui ne possédaient rien ou peu, vivaient, sinon dans la pauvreté, du moins dans la précarité.  D’autant plus que, passées les premières années d’essor, le développement n’a pas été constant.  Les historiens font état de situations fluctuantes, de périodes de stagnation, dans toute l’île, compte tenu des variations conjoncturelles des 18è et 19è siècle.


Ainsi, jusqu’aux années 1880, l’économie et les structures sociales datant du 17è siècle se maintiennent sans bouleversements significatifs.


Après 1880, l’économie corse est “uniformément dégradée” (3).  Dans notre région et à Pietra s’opère une rupture avec le passé, nettement apparente dans le domaine économique.  Des usines, qui utilisent comme matière première le bois de châtaignier (“a legna di tinta”) commencent à s’implanter en Corse, en 1885 à Campu Piano, en 1892-94 à Folelli, et s’attaquent à la châtaigneraie.  Ce fut le début d’une longue et véritable déforestation qui se poursuivit jusqu’à la 2è guerre mondiale.  Les emplois liés à la cueillette et au commerce des châtaignes régressent progressivement.  Apparaissent les “impresarii”, ou entrepreneurs pourvoyeurs des usines.  Ils créent, en moins grande quantité, d’autres emplois:  des bûcherons (la plupart du temps venus d’Italie), des muletiers qui ramènent aux abords du village le bois coupé aux normes fixées par l’usine, des employés du téléphérique qui chargent les “wagonnets” reliant Pietra à la route de Prunete à Alisgiani où le bois est enfin chargé sur des camions en direction de l’usine (4), plus tard des camionneurs qui purent venir jusqu’à Pietra lorsque l’aménagement de la route d’Alistro le permit.


Dès les dernières années du 19è siècle, la rupture dans le domaine économique amorçe le déclin démographique.  De nombreux Piétrolais quittent le village pour à Bastia, la France métropolitaine ou les “colonies”, comme ont disait alors.  La Tunisie en particulier apparut à cet égard comme une terre propice:  un haut fonctionnaire de police dont l’épouse était piétrolaise, était en mesure d’y procurer des emplois (5).


Vint ensuite la guerre de 14-18.  32 jeunes Piétrolais périrent au cours des combats, d’autres en revinrent blessés ou gazés.  Beaucoup de ceux qui en réchappèrent partirent sous d’autres cieux.  “On comprend que beaucoup d’anciens combattants ne voulurent pas rentrer au pays, tentés, une fois la paix revenue, par la perspective d’une vie meilleure sur le continent.  Nombre d’entre eux rengagèrent dans l’armée pour y faire carrière…  D’autres entrainèrent sur le continent leurs parents et amis en venant gonfler les cadres de l’administration…” (6).  C’est ainsi qu’entre 1911 et 1921, en à peine 10 ans, la population de Pietra tomba de 1012 à 600 habitants!


Pour ceux qui restent au village la vie continue comme avant, mais en apparence seulement.  Hormis les éleveurs, qui vendent leur lait et leur fromage, ou leurs porcs, et les propriétaires de vignes qui peuvent encore vendre un peu de leur vin, nul ne tire plus profit, sinon à la marge, de quoi que ce soit d’un point de vue commercial.  Des ouvriers agricoles, payés à la journée, continuent à piocher les vignes, à effectuer d’autres travaux agricoles ou bien déssouchent des racines de bruyère qu’ils vendent à un scieur d’ébauchons de pipes, mais il s’agit de travaux précaires qui ne durèrent que quelques années.

Vint ensuite, au cours du deuxième après-guerre, l’exploitation des aulnes (alzi) par de nouveaux entrepreneurs et une main-d’oeuvre précaire et peu nombreuse; elle s’achève à son tour, plus rapidement que les précédentes.


Enfin, petit à petit, l’élevage de chèvres, de vaches et de porcs a presque disparu.


De la sorte, les règles administratives et juridiques datant du 17è siècle, si elles ne cessent pas d’exister, n’ont plus d’utilité pratique.


Parallèlement, le nombre d’habitants à l’année continue de chuter: de 510 en 1954 et 213 en 1962 et à 116 en 2011.  On constate le même déclin aggravé en examinant la pyramide des âges.


Voila, très (trop?) rapidement résumée, comment Pietra a évolué  depuis quatre siècles.


Bien des “prophètes” s’empresseraient de tirer d’un tel constat des “prévisions” catastrophiques.  Il pleurent déjà, à longueur d’articles de presse, sur l’inévitable désertification de la Corse de l’intérieur.  Il n’est pas question de nier un tel état de fait, mais on peut, pour le moins, affirmer sans crainte d’être contredit qu’il n’y là a rien d’inexorable.  L’évolution de deux autres villages de montagne, Bocognano et Vezzani, semblent bien le montrer.


Bocognano comptait 646 habitants en 1954, 432 en 1962 et 470 en 2011; Vezzani respectivement 604, 408 et 321 aux mêmes dates.  Dans l’un comme dans l’autre village se tiennent des foires annuelles qui connaissent un réel succès:  La foire de la châtaigne début décembre à Bocognano, la foire du bois début août à Vezzani.  Tout cela n’est pas né de rien, mais de la volonté des habitants, des associations qu’ils ont su créer et faire vivre en union avec les producteurs de produits locaux.


La même volonté, qui commence à se révéler ailleurs dans la montagne corse, apparaît comme le moyen de combattre la désertification, en s’attachant à développer la production et la vente de produits anciens ou nouveaux qui existent ici comme ailleurs et qu’il s’agit, souvent, de “redécouvrir.


Cet été, des articles de journaux indiquent que le temps des lamentations semble révolu.  On y parle de réunions ouvertes à toute la population qui se tiennent ici et là où des idées nouvelles sont exposées; des perspectives commencent à être tracées qui rompent avec le “tout tourisme”.  Bref, on assiste à un début prometteur de recherches de solutions nouvelles qui favorise les initiatives individuelles et collectives.


Puissions-nous en profiter, nous aussi, pour refuser le déclin, pour réfléchir ensemble sur ce que l’on pourrait encore tirer de notre sol.  L’avenir de notre beau village en dépend.



1 Fernand Ettori:  “La paix génoise” (dans “Histoire de la Corse” sous la direction de Paul Arrighi).

2 Fernand Ettori, ouvrage cité.

3 Fernad Ettori, ouvrage cité.

4 Le “téléphérique”, passait au dessus de la vallée de “Bussu” reliant Pietra à Petramala sur la route de Prunete à Alisgiani.  Il fonctionna jusqu’à ce que, vers 1935-36, les camions puissent emprunter sans risque la route d’Alistro à Pietra.

5 On sera surpris en jetant coup d’oeil, via Internet, sur le site de l’évêché de Tunis, d’y relever bon nombre de mariages de Piétrolaises et de Piétrolais à la fin du 19è siècle et au début du 20è.

6 Francis Pomponi, “Histoire de la Corse”.