Les tombeaux des Piétrolais
Les tombeaux des Piétrolais
Pour la plupart, les gens de Pietra se font enterrer, depuis plus d’un siècle, dans le cimetière communal, u Campu Santu. Compte-tenu des anciennes sépultures qu’on y trouve encore (ou, du moins, qu’on y trouvait voici une cinquantaine d’années), le cimetière semble dater du dernier quart du 19è siècle. Qu’en était-il auparavant? Peu de traces demeurent. Toutefois il existe dans l’enceinte de l’église une pièce attenante à la sacristie, que l’on a toujours appelé “Casaccia”, dans un angle de laquelle il y a un orifice circulaire qui donne sur le vide: “l’erca” ou “arca”. En italien l’arca, c’est le sarcophage; en corse le mot a pris le sens de fosse commune.
Au fil des ans certaines familles ont disposé de cimetières privés installés sur un coin de terre leur appartenant. D’autres ont construit des sarcophages et même ce que les gens du cru appellent des “cappelle”. Parmi ces dernières, quelques unes sont relativement récentes. Beaucoup d’autres, plus anciennes, sont aujourd’hui en ruines, leurs propriétaires ayant quitté le village depuis fort longtemps ou tout simplement disparu.
L’une d’elles, cependant, est encore non seulement debout, mais en bon état. Il s’agit de la chapelle d’une famille disparue de riches propriétaires, les De Giovanni. Les villageois l’appellent couramment “A Tomba”. Elle fut construite en 1825, par les soins d’un archiprêtre membre de la famille, dans un champ dominant la rivière. En contrebas de la route qui mène au village, quelque deux cents mètres avant l’église, à l’ombre de cinq cyprès bientôt bicentenaires, on peut admirer sa belle façade à corniches et fronton et ses très belles proportions qui donnent à l’édifice une incontestable élégance. Sur une crypte funéraire s’élève la chapelle proprement dite dotée d’un autel destiné à la célébration des offices liturgiques et dont le plafond évoque le ciel. Les ans n’ont pu altérer le bleu de ce ciel qui surprend encore les rares personnes qui tentent de le contempler à travers les petites fenêtres de part d’autre de la porte, au-dessus de laquelle est incrustée une rosace en terre cuite.
A Tomba fait à ce point partie du paysage piétrolais qu’on pourrait dire qu’elle passe inaperçue, ce qui est vraiment dommage. Par delà sa valeur artistique, elle est l’un des derniers vestiges de l’opulence dans laquelle ont vécu quelques familles piétrolaises des siècles passés, dont il ne reste qu’un témoin muet à jamais: leur tombeau.
Comment circulait-on à Pietra au début du 20è siècle?
Les Piétrolais, comme la plupart des Corses, d’alors avaient le choix entre la marche à pieds ou à cheval. Mais il ne s’agit évidemment pas de s’en tenir à une réponse aussi laconique qui, en vérité, ne nous apprend rien. À l’occasion de la journée 2006 du patrimoine, nous avons voulu en savoir un peu plus.
“Itinéraires”, la publication des Ponts et Chaussées éditée à Ajaccio en 1884, indique: “au Km 114,243 (le km 0 étant à Bonifaziu) à gauche, chemin d’intérêt commun n° 34 d’Alistru à Arcarotta” passant par Chiatra et Pietra, sans précision concernant le tracé.
D’autre part un hebdomadaire cortenais, “Le Pascal Paoli” a publié, le 2 août 1897, deux actes passés le 3 juillet entre la commune de Pietra-di-Verde, représentée par le premier-adjoint faisant fonction de maire, Giustiniani, et Jean Saliceti pour le premier, Joseph-Marie Nicolai pour le deuxième. Les deux propriétaires cédaient chacun une parcelle sise au lieu dit Chioso al Mucchio, “pour être occupée par le chemin de grande communication numero 17”, soit la route d’Alistru à Arcarotta.
Ainsi on peut dater des toutes dernières années du 19è siècle ou bien des toutes premières du 20è, la route carrossable reliant Pietra à la route nationale qui longe la côte orientale, que nos grands-parents appelaient la route impériale. Mais la route d’Alistru à Arcarotta devait connaître bien des vicissitudes. Allant d’Alistru à Pietra et de Novale à Piobeta, elle ne fut complètement achevée qu’au cours des années 50 du siècle dernier, lorsque fut enfin ouvert le tronçon de quelque un ou deux kilomètres entre Pietra et Novale. Les travaux, plusieurs fois entamés puis abandonnés, repris et de nouveau abandonnés, pour le dire avec Jean de La Fontaine, “allèrent leur train de sénateur” pendant un demi-siècle.
La “Traverse”, du Muntichju au Paisolu, est certainement de construction plus récente. Si l’on considère le grand mur élevé entre le ravin de “A Chjova” et l’ensemble rocheux qui le surplombe, “E Teppe”, on aura une idée de l’importance des travaux entrepris à cette époque pour donner son unité au village. Auparavant les trois hameaux étaient desservis par des sentiers, “i chjassi” qui, de chacun d’eux, convergeaient vers l’église, à l’exception du “chjassone”, sorte de “périphérique” avant la lettre.
Voilà comment, il y a un peu plus de cent ans, par la construction de la route carrossable le reliant à la côte et à la Traverse, le village s’est littéralement transformé, a pris son aspect actuel.
Piezza à l'olmu
Au début du vingtième siècle, l’arrivée de la route carrossable d’Alistru à Arcarotta et la construction de la Traverse reliant ses trois hameaux ont donné à Pietra son nouvel aspect, qui depuis lors n’a guère changé. Le Muntichju, où convergèrent la route et la Traverse, devint en quelque sorte le centre le plus animé du village. C’est là que se sont installés les principaux commerces, épiceries et débits de boisson, ainsi que trois boulangères, attirant la majeure partie des habitants. C’est là que se situait, face à la mer, la principale place du village: “Piezza à l’olmu”. L’ombre généreuse de son orme et la brise marine, “u marinu”, étaient ses principaux atouts. Alors que “Piezza à a ghjesa” ne s’animait vraiment que le dimanche matin, à l’heure de la messe, des fêtes et des enterrements, et que les autres petites places des hameaux n'étaient fréquentées que des gens du voisinage, “Piezza à l’olmu”, au-dela des “habitués”, connaissait, tous les jours, une grande affluence, et pas seulement de Muntichjesi. C'était le forum des Piétrolais.
Autour du tronc de l’orme gigantesque, on avait construit un banc en béton armé, “a panculella”. Chaque matin, autour de l’arbre et de son banc, se formaient et se défaisaient des petits groupes de gens qui passaient des heures à parler; à tenir, parfois, des conversations sérieuses, mais le plus souvent à parler de tout et de rien. Leurs propos portaient rarement à conséquence et l’on disait de “Piezza à l’olmu” et de sa “panculella” qu’elles étaient surtout là pour entendre, à longueur de jours et de mois, leur lot de moqueries, de vantardises, de plaisanteries et de mensonges plus ou moins anodins.
Pendant l'hiver, l'air froid poussé par le vent descendant de Mont'Altu vidait littéralement “Piezza à l'olmu”, mais sa fréquentation et l'animation reprenaient leurs droits dès les premiers rayons du printemps et redoublaient l'été avec l'arrivée des coloniaux.
Toutes les générations se plaisaient sur cette place. Les matinées y étaient plus particulièrement réservées aux gens âgés et aux adultes, les premières heures de l'après midi, aux jeunes et aux adolescents, lesquels par leurs jeux bruyants indisposaient régulièrement les tenants invétérés de la sieste. Vers la fin de l'après midi, ceux qui y venaient se regroupaient à trois ou quatre pour “tirassi dui passi” (se promener) sur la Traverse ou vers les “Temponi”.
Plusieurs fois par an, venait s'y installer pour quelques heures un marchand ambulant grec de Cervioni, Zefiru Paraskevopoulos. Il étalait un grand drap sur lequel il disposait du linge, des ustensiles de cuisine et toutes sortes de marchandises de bazar, dont les marchands du village ne faisaient pas commerce. Ces jours-là, les hommes se tenaient à l'écart et “Piezza à l'olmu” était laissée aux femmes et à leurs emplettes.
Ainsi vivait et se perpétua “Piezza à l'olmu” jusque pendant les années quarante du siècle dernier. L'arbre donna alors des signes inquiétants. Un épais liquide marron commença à couler le long de ses branches. Le vieil orme était malade. Ses jours étaient comptés. Beaucoup de villageois étant partis dès la fin de la guerre, de moins en moins nombreux étaient ceux qui venaient rechercher son ombre déclinante, sa “panculella” de béton et les joies simples des conversations d'antan. Il fallu se résoudre à couper l'orme, à détruire “a panculella”, à faire place nette.
Il n'empêche! Pendant plus d'un demi-siècle “Piezza à l'olmu” a tenu son rang. Quelques vieux Piétrolais s'en souviennent et le manifestent en venant encore passer quelques moments sur ces lieux de notre mémoire commune.
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